Fête barbare

Dominique Guiou, « Fête barbare », Le Figaro, 18 novembre 1991.

Pour mémoire :

« Ces oiseaux-là ne sont pas aériens. Ils ont perdu leurs plumes. Leurs ailes blessées les empêchent de voler. Ils se camouflent sous des pardessus très amples et très usés. Les passants se retournent sur eux et les toisent avec une moue dédaigneuse ou offusquée quand ils ne les dénoncent pas aux “ patrouilles de salubrité du parti ”. “ Ici, on ne sert pas les piafs ”, affichent en gros caractères les cabaretiers au-dessus de leur comptoir. Dans ce pays, où seul le rire gras de la grosse farce est toléré, les oiseaux se cachent pour sourire. Les fantaisistes trop caustiques, les intellectuels dissidents, les artistes d’avant-garde, les chômeurs, les vagabonds, les nomades, les travailleurs clandestins, tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre dérangent ou sortent de là norme sont appelés oiseaux.
Le ton est donné : celui de la fable politique. Dans le pays imaginaire décrit par Antoine Volodine, la chasse aux oiseaux est ouverte toute l’année. Nul besoin de permis pour tirer. “ Il y a des jours où le parti en place improvise de terribles fêtes. ” Alto solo raconte par le détail une de ces fêtes. Et Volodine construit son roman à partir de cet événement très limité dans l’espace et dans le temps. La fête sera le lien, le lieu de rencontre de tous les personnages décrits isolément dans la première partie du livre.
La fête a lieu dans la soirée du 27 mai. L’année n’est pas précisée. Ce pourrait être dans cinq ans, et ce serait un roman de politique-fiction. Cela aurait pu tout aussi bien arriver il y a quelques années. Peu importe : c’est actuel. Le chef suprême du parti, un nommé Zagoebel, en qui chacun peut “ identifier son droguiste, son charcutier ou son leader ”, fait interrompre par ses sbires le concert donné par un quatuor à cordes.
“ Les intellectuels en queue-de-pie ne savent pas distraire le peuple. Le peuple adore les clowns, pas l’art dégénéré. Un seul peuple, une seule musique ! ”, vocifère le démagogue fort en gueule. Les quatre musiciens sont sommés de rejoindre la fanfare d’un cirque réquisitionné pour animer la fête du parti. L’incident tourne à la catastrophe. La grande fête populaire prend les allures de jeux de cirque romain.
Impossible de ne pas être secoué par le souffle de cette petite bombe lâchée sur le terrain depuis longtemps déminé du roman français. Ce texte, petit tant par la taille que par la ténuité de l`argument, est grand par son pouvoir d’envoûtement. Il distille une lancinante angoisse qui vous prend à la gorge dès les premières pages et ne vous lâche plus. Tout converge, dans un crescendo magistralement construit, vers la scène finale de la fête barbare. Sans jamais relâcher la tension, Volodine va à l’essentiel. Il ne théorise pas. Il n’accuse pas. Il décrit, simplement, une monde où le passé est aboli, la culture niée, les différences condamnées.
Pour définir son univers romanesque, on peut rejoindre mot pour mot ce que Volodine écrit d’un personnage d’Alto solo qui lui ressemble sans doute et dont il fait une espèce de double. Il s’agit de lakoub Khadjbaliro, L’écrivain. L’observateur effrayé de la veulerie et des renoncements ambiants. Le dénonciateur traqué de l’idéologie dominante. Il résiste au nouvel ordre avec ses pauvres chimères et ses étranges métaphores. C’est, écrit Volodine à son sujet, “ un homme qui vit dans l’angoisse de ne pas être limpide, un homme que le réel obsède et qui pourtant s’exprime de manière ésotérique, sibylline, en logeant ses héros dans des sociétés nébuleuses, à des époques irreconnaissables ”. »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *