Flux du tain ; Reflux du tain ; Déshonneur des maîtres ; Déshonneur des esclaves ; Justice est fête

Antoine Volodine, « Flux du tain », « Reflux du tain », « Déshonneur des maîtres », « Déshonneur des esclaves », « Justice est fête », Les Cahiers du Schibboleth, n°11, octobre 1989, p. 50-54.

  • « Pièces en miroir » transmises par l’auteur.

Pour mémoire :

FLUX DU TAIN

Et alors, il pensa : « Mille ans perdus encore avant de lui arracher les yeux ! Et ses malédictions… le délivre… la bave… et les lèvres bleues ! Et… » Mais elle esquivait tous les coups ; elle se tordit en rampant sur l’échiquier. Des pièces tombaient autour d’elle, éclairant comme fusées d’artifice sa robe si grave, noire de ce noir racé des grandes profondeurs ou des encres ; elle l’ôta, avec une lenteur de ruse qui goutte avant le soir. Des cases blanches montait une rumeur, à cette rumeur se mêlaient les chaudes haleines des truites qu’elle avait engrangées devant elle à la dernière seconde, en bouclier ; à ces haleines se cramponnaient celle des chiens qui emmuraillaient leurs crocs au hasard des lumières, sur les étoiles inaccessibles ou sur de fuyantes comètes, ou sur des mannequins portant la même robe qu’elle, car elle avait eu la présence d’esprit d’éparpiller des leurres. Aux chiens s’étaient adossées des formes en armure ; taciturnes, ces formes, cliquetantes, comme souvent, ces armures. Près des cavaliers une lance avait transpercé un cœur ; là où se terminait et naissait la lance, un autre homme conjuguait son souffle à celui des molosses ; il souffrait de lèpre purulente ; on entendait parfois, entre les claquements du fer contre le cuir, sa respiration savante, brève. Il avait couru ; il avait cru cette fois tenir dans le prolongement de sa main une mort tant désirée à travers les galops et les cris, sa mort à elle.

Mais il faisait à nouveau sombre ; à l’haleine des morts se ramifia soudain un rire ; à l’haleine de ce rire se suspendirent ses sanglots, leurs sanglots, leurs halètements, côte à côte, avec une lenteur de corps rudes qui s’étonnent avant le soir.

REFLUX DU TAIN

Il avait envie de hurler, et il hurla : « Mille ans s’écoulèrent pour lui arracher les yeux ! Ma malédiction rôdait et… le délire… et de sa bave le non-retour… et les fièvres bleues ! Et… » Mais elle le bouscula et ils se lovèrent plus loin, un moment côte à côte sans rien se dire, en haletant. Elle n’aimait plus la texture de son haleine de lièvre malade qui envenimait le paysage de sa nuit, elle se tordit et elle sursauta pour s’en dégager, et elle rampa vers la fenêtre où déjà bruissaient les genévriers de fin octobre. Des fous pleuvaient autour d’elle, des reines, elle secoua les plis de cette robe qui l’avait trompé, lui, et elle s’évada derrière le noir des étoffes, semblable aux grands abîmes ou aux encres ; elle quittait ses vêtements avec une lenteur de ru qui sourd avant le soir. Elle peigna les fronces et les rumeurs de ces fronces, fendit les cascades issues de ces rumeurs, arracha aux cascades le reflet glacé des montagnes, écarta des montagnes les bouquetins qui les foulaient, avec une tendresse de Ruth qui couve avant le soir. Et alors il se tourna vers la fenêtre, par erreur, en croyant que contre la vitre battaient les premières gouttes de prairial.

Sur les pierres crissa la manche d’un cristal, puis du sol monta une clameur de combat ; et à cette clameur se mêlaient les haleines des jeunes lépreux qu’elle avait entassés devant elle jusqu’à la dernière seconde, en bouclier ; et à ces tiédeurs se mêlaient celles des truites qu’il avait fait entrer chez elle par félonie, et qui refermaient leurs crocs au hasard des lumières discernables, sur des étoiles lointaines ou des lampes, ou des images de la lune gravées avec des ongles de cadavre. Et les mâchoires déchiraient le vide parfumé des cavaliers, l’or impossible des montures, sans rien saisir, car elle s’était empressée d’éparpiller des leurres.

DÉSHONNEUR DES MAÎTRES

Endeuillés de lune kizihle et fort blessés de gelures, car l’aquaire était au ciel en son point de graigne, ils s’engoulevèrent tous deux dans les regorts de la seizième montagne et se tinrent cois, plus que hases, plus que capitaines félons frappés de poisse ; ainsi ils déguerpirent. Et en cette cointise sévère se complurent pendant que près des mélèzes leurs serfs, sans craindre de perdre goutte, grafignaient la serjanterie du bourg et du forsbourg, et se partageaient les étoffes des guerroyeurs et les estroperies, dont il fut fait ensuite le décompte : pour Marsyas Frondelance, une pièce de requin avec les côtés et le doigt gourd ; pour Luchver Plantetenaille, deux allures de fin poitrail, rognées de leurs renvois de sang ; pour Bassor Demembreur, le heaume du chevetain et dans ce heaume, ses souvenances, et parmi les pourpres des souvenances, sa femme preigne qui en-delà des batailles se gaimante ; et pour Cimier Sonneur, les énorbités de tout le pré, auxquels il fut brodé par les dames des lunettes en huiles ajourées, afin que lorsqu’ils se trouveraient revécus ne pleurent en douleur de suie. Ce qu’inscrivit le bachelier dans une lettre qui sous la lumière se déploya, et qu’il cacha dans une jarre.

Au milieu des parchemins et des cailloux, les deux sires avilis, hure basse et lombril inondé de longaigne, goûtaient leur impuissance à ne pas avoir dérouté eux-mêmes l’ennemi ni baronné eux-mêmes le massacre. Ils glissèrent sur le clivier, mais nul ne se précipita pour les secourir au septième ravin ; et il est dit ailleurs que leur corine s’éparpilla sur les roches, et qu’un pâtre obnubla leurs âmes d’une rapide jouée de couteau et les raccueillit en son sac afin qu’ils servent de pitance à ses satres ; ce pourquoi ils n’eurent plus ni renommée, ni descendance.

DÉSHONNEUR DES ESCLAVES

Le lendemain s’encastillèrent au loin les appels des cloches mogholes, et dans notre fortin Istvan Breughel alla jusqu’à la fissure et la ferma. C’était le temps des septembrisades ; un sang rauque se frayait une voix près des saburres ; nous n’osions sortir sans nos glottes et même ainsi, comme envoûtés de terreur diserte, nous ne prononcions que mélopées vénéneuses. Les chiens étaient déhardés contre nous ; nous languissions après les multitudes tartares ; sur l’escalier séchaient des manteaux de laine surge. Le long des murs, les bannières avaient été exhumées ; relapses, les bannières, cloués de croissants impériaux, les murs. L’air de nos songes avait été dessaigné pour de nouvelles neiges ; l’ovoir en main, Omras Breughel creusait une pierrée où s’écouleraient les flots de nos nasses.

Nous vivions à l’étape, de ladrerie en ladrerie ; après tant de solitude, nous désirions méfaire. Trop de steppes assourdissaient les cloches, trop de forêt ; les hordes ne nous rejoindraient pas. Nous nous accoudâmes pour admirer la mitraillade ; sous nos bois jaunissaient splendides les dernières feuilles des léards ; des hièbles ; aux gorges de la ville glapissaient les grands-bedeaux dont on venait d’ôter la carapace. Nous hélions les héros du jour et les accablions de boutargue et de civets ; les officiers soulevaient en riant le loquet de nos poternes.

Istvan Breughel avait été confiné aux contre-hachures de l’âtre ; plus personne ne décelait désormais sa présence. Je me tenais moi-même en quarantaine, parmi les cendres, recrutant invisible gaures et incendiaires des revanches à venir.

JUSTICE EST FÊTE

Au second mercredi de l’An neuf, des hommes entrèrent, qui nous accusèrent de médisance. Nous avions il est vrai épandu quelques glairements sur la famille impériale ; les gouverneurs pleurotaient sous l’absinthe de nos sobriquets et un dragon de la garde s’était achevé à la couleuvrine après notre dernier libelle. Nous avions coutumes folâtres ; nous nous substituions aux reflets des puissants en leurs palais. A la Cour, il n’était plus une psyché qui ne renvoyât la diffamerie ; l’on ne voyait que chevrettes béguetant des hymnes, ou porcelets ceints de couronnes ; sur les visages royaux, les duègnes n’osaient plus sarcler girolles et carottes inciviles.

Comme l’entonnoir et les gantelets avaient été passés à nos carcasses, nous reconnûmes aussi avoir disposé aux heures creuses tous ces replets barils de poudre anarchiste qui chantonnaient nuit après nuit dans les alcôves, projetant parmi les velours aloyaux de favorites et cuisseaux de duchesses. Des machines infernales avaient chamarré de grenat les parties basses de la chapelle, nous les avouâmes. Nous dîmes avoir aidé l’ennemi à fouler les serpolets de la frontière ; nous ne celâmes plus être l’ennemi.

Hélas, par la suite il nous fut fait grief du moindre placard ; et quand un beau matin de bombes la rouelle de Sa Majestable voleta par-dessus les hauberts pour se guinder aux entretoises du donjon, on vint en nos cachots nous soutirer de nouveaux pardons. Les huissiers maniaient l’écouane et la ferre sans faiblesse, et bientôt nous fléchîmes, fort disjoints et excoriés, mais rêvant encore de pirouettes et de fariboles. Les juges nous tancèrent. Nous nous chevillâmes un instant aux bas-reliefs du tribunal ; nous étions déjà veufs de nos âmes ; il nous avaient lacé du cuivre aux mâchoires et nous ressentions quelque pâleur au moment des poèmes.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *