La mémoire post-exotique

Pierre Benetti, « La mémoire post-exotique », En Attendant Nadeau, n° 98, 25 fév. 2020, p. 6-7.

Pour mémoire

Faut-il croire Antoine Volodine quand il annonce que l’édifice romanesque de la communauté post-exotique, dont il est le porte-plume ou « l’écrivain de paille », s’arrêtera définitivement au volume 49, qu’il s’intitulera Retour au goudron et achèvera par ces mots : « Je me tais » ? Nous sommes en tout cas prévenus. Après Frères sorcières, voici l’opus 44, Kree, signé Manuela Draeger. Comme à l’accoutumée, cette œuvre de reprise demande de repérer la singularité de chaque auteur et de chaque épisode. Dans celui-ci, Manuela Draeger invente des transmissions du passé dans un monde que la violence politique prive d’une culture de la mémoire.

Parmi les hétéronymes de l’archipel post-exotique, à l’instar de Lutz Bassmann et d’Elli Kronauer (mais pas d’Antoine Volodine…), Manuela Draeger figure dans « l’inventaire fragmentaire des dissidents décédés » publié à la fin du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (Gallimard, 1998). Ce manifeste historique donnait aussi la date de son incarcération dans le « bâtiment de haute-sécurité », à la fois matrice de l’œuvre et foyer originel des récits chuchotés par les militants détenus dont nous pouvons lire, avec l’émotion propre au puissant imaginaire historique développé par leur narration collective, les aventures et les rêves.

L’emprisonnement de Manuela Draeger, personnage et auteur, a eu lieu en 2001, c’est-à-dire un an avant la parution de son premier livre. Comme Elli Kronauer, elle a d’abord publié dans une collection « jeunesse » – onze titres parus à L’École des Loisirs. Ce n’est pas anodin à la lecture de Kree, roman d’un monde sans liens de filiation. Après plusieurs guerres civiles et une « guerre noire » finale, le monde est parcouru de déplacés, d’errants, parmi lesquels il n’y a ni enfants, ni parents ; ni ascendance ni descendance ; pas d’adoptions non plus ; et pas de différences d’âges, car plus d’expériences différenciées du temps. Tout se passe de nuit, tout en rêve. Et ce, depuis que le pouvoir est tenu par les « Mendiants terribles », sortes de Khmers rouges associés à des moines en plein film de Tarantino. Ils organisent des séances publiques d’autocritique et leur appellation de « Frères » met à mal toute pensée de la communauté.

L’évitement de la procréation est un trait des deux femmes qui sont les personnages principaux – occasion de voir combien cet univers littéraire, au sein duquel on peut signaler les Slogans de Marina Soudaïeva (L’Olivier, 2004), est l’un des rares, dans le contemporain, à placer hommes et femmes dans une égalité réelle, une dimension révolutionnaire revendiquée par les auteurs post-exotiques. Kree Toronto, astigmate formée à l’art de combattre, accompagnée de sa chienne Loka, refuse tout rapport sexuel avec les hommes, qu’elle décapite à tour de bras ; son amie, la chamane Myriam Agazaki, s’en protège quant à elle à l’aide d’un tournevis. Il existe un autre type de lien que génital, plus proche de l’association des peines, de la communauté de combat : « Ensemble on est la même famille de cauchemar et de malheur. On est tous ensemble des frères et des sœurs de désastre ».

Tueuse hors pair, Kree ne se distingue pas par son héroïsme ; son absence d’états d’âme fait d’elle le produit neuf d’un système où les cultures humanistes d’aïeux qu’elle ne connaît pas ont été remplacées par le culte de la force physique et la volonté de destruction, y compris chez ceux, comme elle, qui les subissent et en ont réchappé : « Tant pis si on doit tuer des espèces d’humains ou des oiseaux ou même des chiens. C’est pour pouvoir continuer. »

Car Kree Toronto (mais que faut-il entendre dans ce nom ? la Ville globale, n’importe où ? un peuple extraterrestre croisé chez Marvel ? le simple cri de sa douleur ?) et Myriam Agazaki (un nom croisé dans un volume précédent : Nagazaki ?) sont des survivantes des nombreux peuples éliminés – « Somaris, Oundouks, Ishnees, Chicagos Americans, Ybürs, Peuhls, Tibétains et quelques centaines d’autres ». Leur fuite s’est brièvement interrompue dans un monde où « selon des bruits invérifiables, il n’y a plus de havre ». Le déplacement permanent mène à des déplacements plus vastes, radicaux, notamment en ce qui concerne la mémoire. Comme les cabines téléphoniques, les modes de communication et de transmission anciens, liés aux lieux et aux générations, n’existent plus. Le passé est un « autrefois » sans repères, sans dates, voire sans importance ; le présent en est un reste ténu, susceptible de privation lui aussi (« ben au moins on m’a pas retiré le présent », pense Kree), une simple répétition (« en résumé, on ne faisait que répéter infiniment l’horreur de ses existences précédentes »).

Les deux femmes ont aussi l’amnésie en commun. Mais Manuela Draeger fait plus que constater les effets de l’histoire politique sur les mémoires individuelles, elle déplace l’histoire vers les possibilités de la fiction. Kree, luttant pour sa survie psychique, renoue avec d’anciens arts de mémoire, trouvant auprès de Myriam des moyens de communiquer avec son passé, de le communiquer. Les populations éradiquées sont réincarnées en oiseaux géants, dont les œufs, déposés au bord des fosses communes, offrent une possible renaissance aux cadavres ; des « tentes tremblantes » permettent de revivre le passé, ainsi que les herbes magiques (dont Manuela Draeger a fait l’inventaire dans un livre précédent, Herbes et golems) ; tandis que les expériences traumatiques laissent des épingles dans le crâne… Cette dense imagination, démesurée mais accueillante, cohérente et précise dans son déploiement, est porteuse d’une puissante capacité d’émerveillement ; et cet émerveillement est d’autant plus fort que Manuela Draeger partage avec ses personnages un destin d’éliminée, et la nécessité absolue d’inventer. Dans une cinquième partie, la narration, passée par de nombreuses variations, change cette fois de pronom : « Nous racontons par allusions ou en détail une autre vie que la nôtre. Nous inventons un autre enfer que celui d’où nous nous sommes miraculeusement extirpés. »

Comme ses camarades de détention et d’écriture, Manuela Draeger porte la mémoire des désespoirs politiques nés du retournement de l’idéal égalitariste au XXe siècle. Son roman y apporte cependant un nouvel élément de compréhension, en insistant sur les déplacements de la mémoire par les forces de l’imaginaire. Kree tient aussi sa force de ses dialogues entre menacés, des visions oniriques et historiques qu’ils se transmettent, luttant contre l’injonction au récit faite par la dictature des moines-soldats. Ils ne préservent pas leur passé comme une relique, mais au contraire comme une matière d’avenir. « Même dans l’intimité nos aveux ne sont qu’affabulation et fiction », dit la voix collective. Ainsi, le roman, fait d’un passé subjectif inerte, informe une expérience collective transmissible, sans pour autant séparer l’Histoire du rêve, le témoignage de l’affabulation. Manuela Draeger ne met pas toute distinction de côté ; les soldats et les moines sont d’un côté de la ligne, les peuples et les oiseaux de l’autre : la mémoire des chants contre l’oubli des morts.

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