« Lisbonne, dernière marge », d’Antoine Volodine. Contre la chiennerie

Hermitecritique [pseud.], « Lisbonne, dernière marge, d’Antoine Volodine. Contre la chiennerie », Hermite critique [blog], 30 janvier 2012.

Pour mémoire :

Avant de commencer cette critique, je tiens à préciser que je tiens Antoine Volodine (et tous ses hétéronymes) pour un des plus grands écrivains français actuellement en exercice, pour plusieurs raisons : tout d’abord la cohérence sans faille de son projet, depuis ses premières années où il était encore catalogué comme auteur de science-fiction chez Denoël (qui a d’ailleurs republié en un volume il y a quelques années, les premiers romans de Volodine), jusqu’à l’évolution récente de son oeuvre où les hétéronymes Lutz Bassmann et Manuela Draeger ont été davantage mis en avant que par le passé ; ensuite, pour la façon dont son oeuvre est fondée sur, et construit, une réflexion sur l’Histoire et sur la capacité de la littérature à habiter un monde soumis aux tragédies historiques, ou un monde d’après le désastre. Enfin, l’oeuvre de Volodine est grande par sa façon dont elle met en place un monde qui lui est propre, avec ses références, ces influences métissées, hybridées, à la fois proches et étrangères, et la façon dont ce monde est intensément vivant, concret. Tous ces éléments font donc l’importance du projet romanesque de Volodine, mais ils en font aussi, en contre-coup, la difficulté, car cet univers se laisse approcher avec effort, requiert de la part du lecteur une volonté de percer ses énigmes et ses mystères. Sans doute est-ce pour cela que Volodine, malgré de très nombreux textes à son actif et une reconnaissance critique assurée, peine encore à être un auteur connu du grand public, qui lui préfère souvent des textes sans conséquence ni profondeur.

Le livre chroniqué aujourd’hui a été publié aux Éditions de minuit en 1990. Si je l’ai choisi, c’est que sa publication est un tournant dans la réception critique de Volodine : c’est le moment où celui-ci quitte l’étiquette d’auteur de science-fiction, souvent mal considéré par les lecteurs de littérature plus traditionnelle, pour entrer dans une maison qui, dans son histoire, a été le symbole de l’expérimentation littéraire, dans ses années Nouveau Roman. À ce titre, la publication de Lisbonne, dernière marge a constitué le moment où Volodine devenait un écrivain “sérieux” pour la critique. L’intrigue de Lisbonne, dernière marge est assez simple, son traitement pourra cependant en dérouter plus d’un, si le lecteur attendait seulement de la bienveillance, et qu’on lui mâche le travail directement. Non, il y a un travail de recomposition à fournir, d’analyse, d’interprétation. Mais, pour l’instant, qu’en est-il de l’intrigue ? L’histoire de Lisbonne, dernière marge, présente deux personnages, Ingrid Vogel, et Kurt Wellenkind. Le couple improbable se constitue de la première, terroriste d’extrême-gauche partie d’Allemagne, et de l’homme, surnommé par elle “mon dogue”, qui appartient à la police allemande. Tous deux sont à Lisbonne, elle doit partir, prendre un bateau pour échapper à la traque, aidée en cela par Kurt qui facilite sa fuite en lui procurant des faux papiers : dans la capitale portugaise, les images de l’Asie où s’apprête à partir Ingrid, se mêle aux paysages européens. Et les deux membres de ce couple attendent leur séparation, qui doit venir à la fin de la semaine.

Une fois qu’on a dit cela, on n’a rien dit du roman. Ingrid a sous le bras un texte dont on ne connait pas bien la nature, et dont on va découvrir, au fil des 250 pages du roman, la nature du contenu. En bon lecteur de Borges et de Bioy Casares, Volodine se livre dans ce texte a un jeu de poupées gigognes : la première partie du texte s’achève sur une table des matières détaillant le livre de la protagoniste, et toutes les autres parties du livre sont composées des différentes parties du texte écrit par la protagoniste. Là où le roman de Volodine ne se perd pas dans des jeux stériles de mise en abyme (tels qu’on a pu en voir dans une certaine forme de littérature post-Nouveau Roman où les écrivains s’acharnent à nous faire lire des considérations sur l’écriture qui, a force d’être répétées depuis Paludes, en deviennent banales et assommantes), c’est que ce procédé, cette construction de son livre, sont là pour servir un propos passionnant sur l’Histoire, la politique, la dissidence, et l’écriture.

Le texte de la protagoniste est à la fois solidaire de sa vie, et s’en détache tout autant : il fait surgir, de manière fragmentaire, par le biais de textes littéraires commentés, un monde, une époque fictifs (la Renaissance du IIe siècle) qui entretiennent avec la réalité de la protagoniste et du lecteur, des liens complexes qui ne se limitent pas à la seule transposition. Même si l’on peut associer la “guerre noire” de ce monde à notre Seconde guerre mondiale, tout n’est pas transposable aussi simplement. Le monde imaginé par la protagoniste, qui est le monde tel qu’elle le pense, le perçoit, est un monde marqué par les horreurs de cette guerre noire, et par ses conséquences morales, politiques, métaphysiques : l’oubli sous lequel a été placé cette période historique est responsable d’une crise du rapport au temps, comme si elle avait été responsable du fracture majeure dans l’esprit humain. Cela, Volodine l’écrit dans une forme de monologue intérieur particulièrement frappante et extraordinairement rythmée, à même de rendre cette rage qui habite la protagoniste extrémiste, quand celle-ci fait un lien entre totalitarisme et totalitarisme social-démocrate qu’elle combat. Le monde social-démocrate tel qu’il est dépeint dans le livre est un monde qui ne semble pas différer essentiellement d’un monde totalitaire : “une civilisation monstrueuse, une société truquée, assombrie en tous côtés par de fausses valeurs, ayant pour piliers la crapulerie institutionnalisée, le culte de l’argent, l’inégalité sociale” (page 135). Citation précisée quelques pages plus loin : “cette certitude que la sociale-démocratie est un totalitarisme pire que les autres, car sans faille (…) les sociaux-démocrates servent de paravent aux véritables puissances, celles du complexe militaro-industriel”. Face à cette situation, la seule solution envisagée par la protagoniste (et par Volodine) est le cryptage, le masque, l’incertitude identitaire.

La nature du livre écrit par la protagoniste sert donc ici d’art poétique, ou en tout cas d’exemple à la fois de ce qu’il est possible de faire, et de ce que fait Volodine dans toute son oeuvre : rupture avec l’identité de l’identité, qu’elle soit personnelle ou littéraire. Les auteurs qui peuplent le monde fictif de Ingrid sont des “cellules”, des “fractions”, autant de termes qui servent à montrer une pluralité d’individus signant un texte là où l’on pourrait s’attendre à un seul individu, ce qui rejoint la pratique même de Volodine, qui a souvent répété écrire au nom  de gens emprisonnés qui appartiennent au monde post-exotique qui est le coeur de son oeuvre (comme il l’a écrit, également, dans sa leçon de littérature prononçée il y a quelques années à la BNF). Cet acte de revenir sur l’identité assurée, assignée, est directement lié à sa réflexion politique, comme s’il voulait rompre avec l’individu au centre des idéologies libérales, pour mettre au contraire en valeur l’idée de collectivité, de collectif.

Un autre versant de l’écriture de Volodine est celle de la mise en évidence de l’imagination. Tout dans son texte plaide en faveur de l’imaginaire. Celui-ci est en effet une exploration des “poubelles closes de la conscience” (page 154), poubelles où semblent s’être enfouies les pensées de ses personnages de militants, de terroristes, devant l’échec de leur lutte, devant la récupération irrémédiable qu’ils ont à souffrir sous l’ordre social-démocrate. Le seul moyen d’explorer cette conscience est le basculement profond et illimité dans un espace imaginaire qui est avant tout un espace mental, comme si ces hommes et femmes pris au piège d’une Histoire qui piétine n’avaient d’autre choix, d’autre possibilité de lutte, que de s’enfermer dans leurs obsessions et dans leurs sentiment du monde. Dès lors la question de la police est celle, aussi, d’une police intime, de la façon dont peuvent s’exprimer intérieurement ces êtres.

C’est également parce que la littérature de Volodine est une littérature de l’imaginaire qu’une telle importance est accordée, dans son texte, au conte. Les personnages qui sont des hommes de la Renaissance, sont des personnages sans enfance, des personnages sans ascendance, sans passé. Leur mémoire est confisquée, trafiquée, et ce trafiquage passe par la falsification des contes. Les contes sont, dans le livre, “la seule forme d’expression poétique ayant survécu à la guerre noire” (page 75). Il est ensuite caractérisé comme “le véhicule de l’inconscient collectif”. Il permet un “accès aux vérités premières”. Le conte, la présentation la plus directe de l’imaginaire à l’état pur, est ici l’image du récit le plus réel, aussi est-il un exemple à imiter : c’est pourquoi les récits de Ingrid, et celui de Volodine, se présentent en partie comme des contes, des paraboles. L’idée sous-jacente est que la vérité ne peut se présenter que cryptée, que de biais, comme s’il fallait méditer les récits pour atteindre à une vérité cachée. Le texte de Volodine affiche de telles marques pour que le lecteur s’attende à un sens caché, seulement, aucun autre sens ne semble s’offrir à lui que celui de l’échec du sens, de l’incomplétude. C’est que le conte apparaît ici comme la seule chose qui permet à l’Homme de se rattacher à une temporalité passée, une temporalité dont l’Homme s’est détaché après la “guerre noire”. De là la tragédie des personnages de Volodine, qui n’arrivent pas à rentrer dans une histoire qui piétine et qui n’ont plus de moyens de s’inscrire dans une Histoire sans temporalité, une histoire du présent perpétuel et de l’enfermement.

Ces quelques réflexions sont autant de pistes de départ pour des interprétations. Peut-être sont-elles fausses, ou visent-elles à côté de ce qui fait la substance de ce roman : le texte de Volodine laisse en effet une place conséquente à l’interprétation. Toujours est-il que la lecture de ce roman est une expérience à part entière, comme l’est celle de tous les ouvrages de Volodine. Il n’est en effet pas d’expérience plus plaisante, plus impressionnante pour un lecteur, que de voir l’oeuvre d’un grand écrivain naître, ou s’affirmer devant ses yeux. La lecture de Volodine est donc vivement encouragée pour tous ceux qui doutent encore de la capacité de la littérature contemporaine à créer de grandes oeuvres.

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