Shaggå

Antoine Volodine, « Shaggå », Chaoïd, n° 2, hiver 2000, p. 18-21.

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  • ppp, informations manquantes sur la commande de Coromandel Express.

Pour mémoire, le texte seul :

Cette Shaggå a été écrite en respectant les règles de composition rigoureuse qui définissent le genre : sept séquences d’égale longueur, associées à un commentaire qui n’est pas soumis à des exigences précises et développe souvent une réflexion sur le temps, la réalité et le destin.
Le commentaire ici a pris la forme d’une série de seize photographies en noir et blanc de l’artiste Josef Koudelka. L’ensemble correspond à une commande de l’éditeur d’art Coromandel express (2 rue de l’Oratoire, 75001 Paris), pour un ouvrage à tirage limité.
A.V.

1

Si tout va bien, un ciel naîtra de la mer un quart d’heure après le rivage. Tu ne pourras plus avancer, tu devras te cacher dans le reste des vagues, c’est par l’intérieur des nuages que tu accéderas au reste des vagues. Tu devras construire le passage, c’est dans la ruine du reflet que tu le découvriras, dans la ruine des eaux déjà impropres à porter l’idée des navires, dans la ruine du jour sans voyage et sans soleil. C’est dans la ruine du reflet que tu dissimuleras la dernière balise. C’est dans la dernière balise que tu feras mine de flotter, car il faudra continuer à feindre, face au vent déjà décharné de ses souvenirs d’albatros, de mouettes rieuses, éteint. Face à ce vent qui aura abdiqué tu adopteras la politique de l’épave, la stratégie de l’épave qui a tes faveurs depuis toujours. C’est dans l’espace de l’épave que tu prendras refuge, c’est là que tu feras mine de voguer comme autrefois encore, c’est là que sans auditeur pour te croire tu diras avoir trouvé les trois précieux refuges : le refuge du fer déjà émietté, en train de mourir ; le refuge du friselis sans écume, matinal ou vespéral, loin ; le refuge de la clarté venant des tréfonds, et qui a été longuement brassée par la mer. Tu te tiendras humble pour attendre, comme marchant sur l’eau et pourtant semblable à un trésor non accepté par l’eau, comme prenant appui sur les vases et pourtant semblable à une offrande rejetée par la terre. C’est là que tu compteras les heures, toutes les oscillations qui te sépareront de l’immobilité et qui te sépareront d’une mémoire d’un premier rivage. Tu attendras en t’obstinant à ne pas sombrer, bercé par la rumeur des cales creuses, nourri par les mercures volés à la lumière depuis l’extérieur et inventant, pour tenir et tenir encore, l’idée d’un crépuscule où tu aurais encore ta place. Et c’est sur cette lumière-là, non navigable, fictive, que tu façonneras le passage, dans cette lumière volée, dans la misère orgueilleuse de cette lumière volée.

2

Dans les gouffres de la pleine nuit nous avions appris à fermer les yeux, nous fermions les yeux et l’image venait, le jour venait, et, de nouveau, nous étendions les ailes au-dessus des bassins de radoub et de dépeçage où, mille neuf cent soixante-quinze ans plus tôt, nous avions poussé nos derniers cris, et de nouveau nous glissions dans l’enchevêtrement des dures transparences, environnés du silence à moitié froid de notre sommeil, ayant à jamais perdu le sens de la gravité et des verticales, n’ayant plus, en nous inscrite, que la peur de ne plus voir l’image, et nous n’agitions pas les ailes, nous planions, nous dérivions dans l’imposture au-dessus des boues que nous avions foulées mille neuf cent soixante-quinze ans plus tôt, et qui de notre aventure, de notre brutal déchiquetage, n’avaient immortalisé aucune trace, et nous survolions le lit torturé des boues et les ombres que la marée avait tracées avec les basses nervures de son sang, et, de nouveau, nous cherchions une silhouette d’homme ou de femme à qui nous eussions pu adresser un salut ou un adieu, mais, comme dans les temps reculés, il n’y avait personne, et nous reconnaissions avec difficulté les échelles, les escaliers, les grilles, trompés que nous étions par l’absence de gravité, et de nouveau nous fermions les yeux et, une fois encore, l’image venait, le jour venait, et la poutre terrible comme autrefois se suspendait en travers de l’image, comme autrefois s’interposait entre notre glissement tout en lenteur et le sol liquéfié vers quoi notre trajectoire aboutissait, et nous nous débattions avec un fatalisme engourdi, nous agitions l’extrémité défaite de nos ailes pour éviter le souvenir des coulures atroces sur les clous et pour ne pas frôler les clous qui hérissaient la poutre, et nous plissions les paupières avec une anxiété croissante, et, pour ralentir notre vol déjà extrêmement statique, nous tentions d’aveugler nos yeux morts, pour ne plus voir, pour ne plus rien voir et ne plus subir le souvenir des ultimes craquements, mais l’image sans cesse revenait et, malgré tout, elle restait.

3

Même si on ne te dit rien pendant mille neuf cents ans, tu te dresseras hors de la flaque et tu essaieras d’imaginer ce qui se déroulait avant le présent, tu essaieras d’imaginer que jadis tu possédais une relation personnelle aux choses. Tu émergeras longtemps après l’aube, mais encore dans l’ère géologique du petit jour, et tu seras lasse, misérablement oblique et lasse. Pour toi ce matin-là on aura éclairé le ciel avec des pierres, pour toi seule on aura déblayé les gravières de leur obscurité, afin qu’au moins soit visible l’empreinte de ton évasion : ainsi ta mémoire ne sera pas totalement vide. Rien ne témoignera ailleurs et autrement de ton existence, nulle voix ne commentera ton amnésie, ta solitude, ton éternité et ton mutisme. Pour toi, ce matin-là, on aura déployé en bruine une lumière, comme souvent quand on veut souligner la vanité de la présence ou de l’absence. C’est inspirée par cette disparition de la nuit et de la couleur que tu devras ensuite comprendre quels secrets gouvernent la naissance et la mort. Je ne peux rien te dire à ce sujet, il faudra patienter encore mille neuf cents ans et des poussières. Plus loin, une pierre se tiendra comme une indication ne servant à rien, un bloc équarri avant et après son assassinat, témoignant de la persistance, ailleurs et autrement, d’une histoire et d’une douleur collectives, d’un gâchis noir peuplé d’animaux et d’humains, et tu auras envie de communiquer avec cette pierre grandiosement meurtrie, tu songeras à l’éventualité d’un dialogue, mais rien de tel n’adviendra. Alors tu resteras penchée sur le petit matin, sur le milieu du jour, sur le crépuscule, tu recommenceras à ruminer une réponse sur toi-même, de nouveau tu revivras le silence stérile, la fatigue en lisière du savoir, la lenteur de la désagrégation, de nouveau tu espéreras apprendre la raison d’être du présent, et, comme si déjà tu étais en équilibre devant la vérité, sans amour tu souhaiteras la fin des choses, avec amour tu souhaiteras le début de la mémoire : le début de la douleur.

4

Quand tu seras couché à une place enfin appropriée, sur un champ d’ordures et plus becqueté d’oiseaux que dé à coudre, il t’arrivera encore, disons une ou deux fois par jour, d’avoir l’illusion de la conscience, et, à chaque fois que tu ouvriras les paupières, les oiseaux surpris par ce bruit inattendu s’envoleront de gauche à droite, toujours dans le même sens qui s’explique peut-être par la rotation terrestre ou peut-être par autre chose qui nous échappe et qui nous échappera toujours ; ils s’envoleront à l’intérieur de ton silence, comme désireux de provoquer avec leurs ailes un vacarme plus assourdissant et plus riche que celui qu’auront fait naître tes membranes. Mais ces battements et ces claquements resteront à l’écart de tes perceptions, ailes et plumes remueront l’idée du bruit sans que concrètement le bruit vienne se déposer en toi, et, en réalité, rien ne te sera accordé de cette agitation formidable, sinon des ombres parfaites et des odeurs de corps suspendus, assombries par le contre-jour. À chaque fois que tu ouvriras ainsi les paupières, la multitude volante éclatera devant la surface de ta mémoire sans y pénétrer, ce sera une image fixe arrêtée comme à jamais sur la matière de tes rétines. Tu auras établi les règles d’un jeu triste, par désœuvrement ou par un effet de mélancolie tu auras inventé les conditions d’un pari entre toi et le hasard. Pour gagner il faudra capter en une seule image trois cent quarante-trois mouettes exactement, pas une de plus, pas une de moins : c’est un nombre dont tu aimais la musicalité, mais qui dans ton existence antérieure ne t’aura pas porté chance, ni d’ailleurs malchance, un nombre qui ne t’aura rien apporté, quand on y pense. Tu auras mutilé toi-même ton regard jusqu’à y compter trois cent quarante-trois déchirures, ce sera une grille pratique pour évaluer d’un coup d’œil le résultat du jeu. Dès que tu descelleras les paupières, tu sauras donc que tu as perdu encore contre le hasard. Le total des oiseaux approchera peut-être une valeur idéale, harmonieuse, mais tu auras perdu.

5

Que ce soit durant une nuit blanche ou pendant un jour noir ou après, la question du départ se posera, et longtemps tu resteras hébété devant l’alternative : Par la route ou par les boues ? Et, pour en finir, tu joueras ton avenir à pile ou face, et ce sera le chemin du bourbier qui sera choisi. Tu ne manqueras pas aussitôt d’en souligner tous les avantages, ou plutôt d’abord d’évoquer les inconvénients d’un voyage sur route : le risque de ne pas pouvoir freiner dans les courbes, l’humidité sournoise du goudron, le risque d’être espionné par plus gueux que toi encore, depuis les cabanes sales des bas-côtés, le risque de se tromper d’itinéraire. Ensuite tu iras rôder autour de la barque, ignorant par quel moyen y accéder et comment la diriger et la mouvoir. Tu verras dans la coque une carapace d’appoint, salutaire pour toi qui vas pieds nus et sans force, n’ayant que ta peau pour te protéger du monde. Tu parleras avec volubilité de la barque et sur tous les tons, tu décriras la vase dans quoi on l’aura presque complètement immergée, peut-être pour se moquer de toi, ou peut-être par suite d’une négligence malheureuse où ta personne n’aura été en aucun cas prise en considération, ou peut-être plus simplement parce que, tout le monde étant mort dans la région, la maintenance des bateaux ne sera plus assurée depuis des mois. Tu ne cesseras de chanter les mille charmes d’un voyage en barque, et dans tes monologues tu citeras de nombreux précédents où une barque, apparemment engluée dans les boues, aura fait l’ascension des sables pourris de saumure et des mélasses huileuses qui empoissent l’arrière des estuaires. Et tu continueras ainsi à tourner et à virer au-dessus de la barque en espérant que quelqu’un te suggère une méthode pour monter à bord sans au préalable devoir périr noyé dans les lies mouvantes. Mais aucune voix ne te secourra, et plus tard, si la question de nouveau surgit, une semaine ou un an plus tard, tu parleras d’autre chose ou tu te tairas.

6

Sur les murs dressés devant les maisons encore vivantes, il te sera strictement interdit de peindre des slogans hostiles à ce qui gouverne le monde ou de coller des affiches qui clameraient ton indignation. En revanche, sur les murs édifiés devant les maisons déjà mortes, on t’encouragera à dessiner un ciel clair sans nuages, et ensuite à y brosser des taches qui ressembleront à des nuages. Dans la rue qui organisera la morne absence de toute issue, devant les maisons où survivent les restes des hommes et des femmes, on ne t’autorisera pas à courir, tu ne ressentiras pas l’envie de hurler ou de bouger. En revanche, quand tu longeras les ruines habitées par des hôtes moins respectables encore que des hommes, peuplées par des spectres inactifs et par des rats, on t’accordera le droit de contempler un ersatz de ciel abaissé à la hauteur de tes yeux, et on te fera répéter le commentaire obligatoire, on te conseillera de dire que rien n’empêche jamais la poésie, même quand elle accompagne l’abandon de tout espoir, et on te poussera à déclarer que le ciel est magnifique quelle que soit sa place dans le paysage et quel que soit le peintre. Tu seras planté là, sous les fanges d’un sous-rêve, répétant la leçon, ânonnant la bien-pensante leçon, et tu auras l’esprit exsangue, la volonté comme après un cataclysme et après la gesticulation des sauveteurs autour des cadavres. Tu essaieras pourtant de désobéir, tu ne prétendras pas que les ruines ont été joliment camouflées, tu chuchoteras des critiques contre ce qui gouverne le monde, tu éviteras d’apprécier les angles pittoresques dans le ciel, dans la rue, dans le désert, dans tes souvenirs. Il y eut un temps où sur les surfaces de brique la peinture blanche servait à construire une histoire et à appeler à l’aide ou à la révolte, il y eut un temps où des hommes et des femmes niaient l’idée de la défaite, il y eut un temps où même les animaux savaient établir la différence entre l’envers et l’endroit du décor.

7

Contre le mur où à l’équinoxe vient agoniser la mer, tu te placeras dans l’attente qu’on te fusille, tu te tiendras tout proche de la bouche d’égout susceptible d’engloutir ton sang après la salve, mais, au bout d’un jour ou deux, aucun soldat n’étant venu pour t’exécuter, tu cacheras ta déception en longeant de nouveau le fatras de fer des rues défigurées, puis tu iras jusqu’au désordre qui toujours subsiste loin des villes après une guerre bactériologique ou économique, et, là, rendu amer par l’extrême vanité de ton errance, tu murmureras ton ultime discours devant les masses. À qui voudra l’entendre, c’est à dire probablement à personne, tu confieras l’unique secret industriel dont tu auras eu connaissance au cours de ta vie antérieure, tu dévoileras le principe de la roue. Pour renforcer le merveilleux de ton propos, tu prétendras que cette invention extraordinaire te sera apparue en rêve. Tu expliqueras quels services elle pourrait rendre aux hommes et aux femmes des pays existant encore sur les surfaces non immergées. D’une voix émue, tu imagineras ce que pourrait apporter la roue à la civilisation tant actuelle que future, tu choisiras des exemples dans le paysage, tu évoqueras de gigantesques bobines en bois, tu diras qu’autrefois il y avait des chantiers où des ouvriers étiraient kilomètre après kilomètre des câbles électriques gainés de noir, ou encore tu appliqueras ton invention à des véhicules automobiles ou à des cages contenant des mineurs, suspendus entre terre et houille grâce à des poulies mécaniques démesurées. Mais, devant le peu de succès que rencontrera ton discours, tu le laisseras s’éteindre et tu te mordras les lèvres. Ta pensée sera d’ailleurs devenue trop confuse pour s’exprimer en phrases. Elle déviera en spirales au-dessus des boues et des eaux qui cachent l’accès aux grandes profondeurs. À un moment, tout basculera, et tu t’écrouleras, les ailes mortes, au pied des tombes que d’autres auront abandonnées avant de partir. Derrière les tombes, le ciel sera infini, comme toujours. Derrière les tombes, le ciel est péniblement infini, et ensuite, ensuite il n’y a rien.

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