Frémissants rubans de récits

vendredi 5 novembre 2010, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Les heures en shinkansen et les séances de pédalage statique au centre de sport m’ont permis de finir rapidement le livre de Philippe Vasset. Dans un récit cohérent, fluide et sans lourdeur, il entrelace allusions aux affaires réelles et destin individuel de son personnage sans sombrer dans le pastiche des genres, des sous-genres, sous-entend-il, auxquels les références sont pourtant fréquentes. Cela me fait ressentir des liens, certes flous mais indéniables, avec Robbe-Grillet, avec Manchette, avec Echenoz. Mais à la différence de ces trois-là et de leurs façons de faire, Vasset garde un cap introspectif et abstrait qui tient à la forme narrative et falsificatrice de la reconstitution de la vie du narrateur. Loin de jongler avec les mises en abyme façon Robbe-Grillet, le personnage-narrateur s’enfonce progressivement dans la fiction (que) de soi. N’ayant pas réussi à obtenir la sympathie ou la connivence du lecteur que je suis, sa descente de trip fictionnel reste toutefois un spectacle sans pathos. D’ailleurs, il — le personnage-narrateur, pas Vasset — n’a pas essayé de susciter cette relation, il souhaite un lectorat mais ne souhaite pas communiquer avec. De bout en bout, il se comporte en autiste, que ce soit dans la relation à l’éventuel lecteur intradiégétique ou dans ses relations avec les autres êtres humains, ses collègues, ses concurrents, ses clients.
D’emblée, le personnage qui se destine au commerce des armes s’avoue incapable de communion ou de sympathie avec d’autres êtres humains. Sans doute un juste retour de la détestation dans laquelle une large partie de la population tient son activité et ceux qui l’exercent. Ces derniers sont généralement sans illusions, et leur réussite et leurs revenus les aident à accepter ce destin. Mais le personnage de Vasset va de blocage en échec, d’atermoiements gouvernementaux en assignations à résidence, et, tel un K kafkaïen qui va de bureau en bureau sans jamais savoir qui décide quoi, finit par se convaincre que l’étau policier se resserre autour de lui et par détruire tout ce qu’une vie de labeur avait accumulé, en même temps qu’il rédige son idéale vie fictive. Ce mouvement d’ensemble, peut-être le principal du livre, est un chiasme perecquien de haute maîtrise, pour lequel j’admire Vasset, même s’il ne me paraît pas psychologiquement possible de la part de son personnage…

« La rue, les immeubles n’étaient plus cette pelote d’histoires à dévider, mais des éléments inaccessibles, minéraux, dont les renflements baroques n’évoquaient plus rien. Cette impression m’a poursuivi jusqu’à mon appartement : les grosses cylindrées qui démarraient en trombe aux feux rouges ne traînaient plus derrière elles de frémissants rubans de récits, c’étaient juste des carcasses. Aux terrasses des cafés, dans l’encadrement des fenêtres, les gens s’alignaient comme des spécimens derrière la vitrine d’un musée de sciences naturelles. Je déployais des efforts démesurés pour relancer le bourdonnement de fiction qui, sans cesse, m’accompagnait, mais rien ne venait : la ville, le monde étaient disjoints, et, à peine effleurées, les péripéties, les intrigues cassaient comme des cheveux trop secs. » (Philippe Vasset, Journal intime d’un marchand de canon, p. 50-51)

« J’ai bu plus que de raison, ai bâclé mon travail et me suis une fois de plus réfugié dans la fiction, engloutissant les livres et les films en aveugle, sans discernement, uniquement soucieux de peupler mon quotidien de figures étranges et familières. J’affadissais, à force de relectures compulsives, les romans de John Le Carré, Frederik Forsyth, Eric Ambler, Pierre Nord, Robert Littell, Henry Porter, Len Deighton et Gérard de Villiers. Les histoires importaient peu : ce qui comptait, c’était l’espèce de milieu tiède et consolant que parvenaient à créer ces textes aux couvertures immanquablement ornées d’une figure féminine barrée d’une arme.
Je n’étais pas le seul à goûter cette littérature : tout le secteur en lisait. Dans le train ou l’avion, il n’était pas rare de croiser un concurrent ou un collègue plongé dans un de ces petits livres souples aux auteurs interchangeables : c’étaient les seuls qui parlaient de nous, les seuls à présenter notre commerce comme une aventure et non comme un fléau. »
(Ibid., p. 98)

« Je perçois confusément le ridicule de certains épisodes et l’emphase du style. Je sens bien que quelques passages sont des scènes à peine transposées de films et de livres que j’ai aimés. Mais tout cela n’a que peu d’importance : c’est ma vie telle que je veux qu’on la voie et telle que je pense l’avoir vécue. Ces récits fantasques ne gardent du réel qu’une part très mince : mais c’est elle qui légitime l’ouvrage tout entier. » (Ibid., p. 129)

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Publié dans le JLR

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