Aux heures de grande désinhibition

samedi 18 juin 2011, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Aujourd’hui, trois achèvements. C’est rare. Fin du cours sur W ou le souvenir d’enfance à l’Institut franco-japonais ; fin de préparation de l’édition en ligne de l’Introduction de la Bibliographie des Mazarinades de Célestin Moreau, 1850 ; relecture complète des épreuves d’un ouvrage pédagogique à paraître.
J’ai annoncé aux étudiants que le livre du cours d’automne serait de Jean Échenoz mais que je n’avais pas encore choisi lequel…

En finir avec W est impossible. Il y a, dans cet entrelacs, quelque chose qui défie les lois littéraires, pour peu qu’il y en ait. Tandis que le fictif Winckler du début, droit sorti du M inversé de Fritz Lang, achève dans l’horreur son travail d’ethnologue (p.14) de W, île découverte par sérendipité après une navigation hasardeuse (non, je ne parle pas du web… voir sa mission, p. 85-87), l’autobiographe achève de se convaincre qu’il possède effectivement un trésor de souvenirs, à défaut de parents, et que ses problèmes de latéralisation s’originent dans le désir de rester au milieu, entre un père et une mère (voir p.184-185 et 195).

« Les Atlantiades ont lieu à peu près tous les mois. On amène alors sur le Stade central les femmes présumées fécondables, on les dépouille de leurs vêtements et on les lâche sur la piste où elles se mettent à courir du plus vite qu’elles peuvent. On leur laisse prendre un demi-tour d’avance, puis on lance à leur poursuite les meilleurs athlètes W […] Un tour de piste suffit généralement aux coureurs pour rattraper les femmes, et c’est le plus souvent en face des tribunes d’honneur, soit sur la cendrée, soit sur la pelouse, qu’elles sont violées. » (p. 168-169)

« C’est ainsi que l’on a d’abord toléré le croche-pied, puis, d’une manière plus générale, toutes les manœuvres ayant pour but de faire perdre l’équilibre à un concurrent […] Pendant un certain temps, on a tenté d’interdire des types d’agression jugés trop violents, comme la strangulation, la morsure, l’uppercut, le coup du lapin […], le coup de tête au plexus solaire (ou « coup de boule »), l’énucléation, les coups de toutes sortes portés au sexe, etc. Mais ces attaques devenant de plus en plus fréquentes, il s’est révélé de plus en plus difficile de les réprimer et l’on a fini par les admettre dans les règles. Néanmoins, pour éviter que les concurrents ne dissimulent sous leurs maillots des armes […], on a imposé que les adversaires soient, comme les femmes qu’ils poursuivent, entièrement nus. La seule tolérance admise […] concerne les chaussures, dont les pointes sont aiguisées et rendues particulièrement acérées et lacérantes. » (p. 170-171)

« Tous les enfants W sont élevés ensemble ; pendant les premiers mois, les mères les gardent près d’elles, dans la chaleur calfeutrée des pouponnières installées dans les gynécées. Puis ils sont amenés dans la Maison des Enfants. C’est à l’écart de la Forteresse, au milieu d’un grand parc, un long bâtiment sans étages éclairé par de vastes baies. L’intérieur est une chambre unique, immense et sans cloisons, tout à la fois dortoir, salle de jeux, salle à manger ; les cuisines sont à une extrémité, les douches et les toilettes à l’autre. Les garçons et les filles grandissent les uns près des autres, dans une promiscuité entière et heureuse. » (p.187-188)

Plusieurs passages, notamment les terrifiantes clowneries sportives et l’élevage d’enfants en batterie, m’ont fait souvenir, ton et contenu, de lectures postérieures à la première que je fis de W, à la fac, dans les années 80 : respectivement Alto Solo et Lisbonne, dernière marge, bien sûr…
D’une manière plus générale, comme dit Perec, je trouve dans W une parodie générique et stylistique qui tourne quelque peu en dérision l’extraordinaire vogue d’ouvrages ethnographiques des années 70-80, grâce aux collections de poche notamment, sur les peuplades de tous les bouts du monde, sur les communautés expérimentales, sur les civilisations mortes, etc. Déjà, à cette époque, je ne comprenais pas ce que ces ouvrages pouvaient procurer de si exotiquement important à leurs lecteurs, qui n’avaient plus ni yeux ni zèle érudit pour voir le capitalisme débridé s’installer en France et ailleurs…

« Ne lis pas. Regarde les figures blanches que dessinent les intervalles séparant les mots de plusieurs lignes des livres et inspire-t’en. »1

*

Je me souviens qu’hier soir et jusqu’à deux heures du matin, les expatriés friqués d’en face, dont la beaufitude n’a d’égale que l’incivilité, ont gratifié le quartier d’une de ces fêtes de balcon qui font leur fierté. Musiques, invectives et rigolades, superpositions des voix d’une douzaine de personnes, parents pré-cinquantenaires et enfants en âge de passer le bac. Des voisins ont crié des choses en japonais contre ces nuisances, vers minuit. En vain, la musique était forte et, malgré les portes-fenêtres ouvertes, tous les fêtards dansaient à l’intérieur. Nous, juste en face et en léger surplomb, comprenions ça très bien. Les rabat-joie nippons, comme n’auraient pas manqué de le penser les impudents, devaient être plus bas et ne voyaient pas que le moment était mal choisi. Dix minutes plus tard, ils auraient pu se faire entendre, mais, de honte, ils y avaient renoncé, comme d’appeler la police, pour cette fois encore…

Aznavour à tue-tête, deux ou trois chansons. Puis, pendant la Bohême, plus d’unisson, deux ou trois voix timides, et Aznavour seul pour articuler clairement : « nous ne mangions qu’un jour sur deux »… Alors la chanson s’arrête et, quelques secondes après, une autre commence. Révélateur, non ? Exit, la Bohême ! Pas de ça chez nous ! D’ailleurs, peu après, on a droit à Joe Dassin, deux ou trois tubes, Les Daltons, Aux Champs Élysées, bien sûr. Puis Les Lacs du Connemara, Sardou, orientation droitière aux heures de grande désinhibition… Après, sans que l’on sache pourquoi, ils ont daigné rentrer dans leur appartement et fermer leurs portes-fenêtres. On n’a plus rien entendu et j’ai pu dormir, bercé de haine et d’oniriques vengeances.
Car que faire contre la connerie ?

Notes ________________
  1. Incipit du « Jugement originel », dans André Breton, Paul Éluard, L’Immaculée Conception, Paris : José Corti, 1991, p.149 [première édition en 1930] []

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2 réponses à “Aux heures de grande désinhibition”

  1. PhA dit :

    Mmmm… Tout de même, la connerie, ça a du bon : on n’en parle jamais sans un certain plaisir, non ?

  2. Un aperçu du fac-similé de l’Immaculée Conception http://www.andrebreton.fr/fr/item/?GCOI=56600100755041 – car c’est en retard que je lis ton billet.