Sinon une sociologie

dimanche 24 juin 2012, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Plaisant déjeuner à quatre au Saint-Martin avec T. et un couple d’étudiants – très prometteurs – qui vont partir en France bientôt. Il paraît que ça se passe mieux maintenant avec CampusFrance, même si le gouvernement ne mettra pas à leur disposition un hôtel particulier (lire la suite…). Des conseils ? On leur en a déjà donné mais il y en a toujours de nouveaux, par exemple après lecture de Tout, tout de suite de Morgan Sportès (Fayard, 2011) : ne pas se faire embarquer dans une embrouille, ne pas donner d’informations personnelles qui pourraient ensuite servir à un chantage. Littérairement, c’est très moyen, Sportès, accueilli au Japon dans quelques jours, mais son livre a le mérite, pour un apprenant francophone, de donner du vocabulaire utile : caillera, feuj, renoi, etc., qu’il vaudra mieux ne pas utiliser mais qui permettra de comprendre des conversations, sinon une sociologie.

« Vingt-cinq ans après le passage de Mouhot à Angkor,1 le Cambodge est connu des Français. Pavie est le premier à vouloir faire découvrir Paris aux Khmers. […]
Il emmène avec lui à bord du Paquebot qui s’éloigne de Saigon des « fils de fonctionnaires de mérite. » C’est la création de l’école cambodgienne. Le gouvernement met à sa disposition l’hôtel de Saxe, au 12 de la rue Jacob, dans le sixième arrondissement de Paris. Dans ces jeunes esprits se mêleront les deux civilisations. […]
À deux pas de la rue Jacob, Pavie pousse la porte d’une ancienne crèmerie transformée en bistrot, La Petite Vache. Là se retrouvent au hasard, au fond d’une salle sombre et minuscule, explorateurs et artistes de passage. […]
Parmi les habitués de La Petite Vache, Jacottet, le directeur de la revue Le Tour du Monde, et le peintre Whistler, les membres de la Société de Géographie du boulevard Saint-germain, les cartographes, et puis, de loin en loin, viennent s’asseoir ici des hommes dont on n’avait plus de nouvelles depuis des années […] Burton le découvreur du lac Tanganyika. Cameron qui avait traversé l’Afrique équatoriale d’un océan à l’autre. Crevaux l’explorateur de l’Orénoque et de l’Amazone. Duveyrier le saharien qui va se faire sauter la cervelle faute de trouver une nouvelle mission. Serpa Pinto qui a rallié l’Angola au Mozambique et accueilli Stanley à Luanda. Édouard Blanc le voyageur de l’Asie centrale. Bonvalot parti de Moscou au Tonkin par la Mongolie et le Tibet. […] » (Patrick Deville, Kampuchéa, p. 169-171)

La jubilation de Patrick Deville quand il évoque ces rencontres ou ces co-présences extraordinaires est tout à fait sensible. J’imagine qu’elle correspond à des profils de lecteurs, qui ont en tête des échelles de grandeur historiques, géographiques, humaines – pour d’autres, ce ne serait peut-être que du name dropping révélateur de leur ignorance ou de leur manque de curiosité… J’imagine aussi que ce goût des rencontres, des co-présences et des échelles de grandeur, c’est ce qui a amené Deville à s’occuper de la désormais célèbre MEET de Saint-Nazaire.
Ils peuvent même être treize, et très différemment des Onze de Michon, par exemple.

« Douze apôtres s’assemblent autour d’elle. C’est au sein de ce petit groupe que tout se joue. Que se jouent la vie et la mort du proscrit. L’avenir de l’Art et aussi celui de la Révolution. C’est une maison blanche ensoleillée au toit en terrasse. Carrelage rouge. Une machine à écrire, un phonographe, des fleurs dans les vases. Le jeu de la lumière sur les murs blancs chaulés. Sur une table, un exemplaire du journal communiste El Machete avec la faucille et le marteau.
Il est étonnant que tous ceux-là aussi ont été vivants. Assis dans la même pièce, fumant des cigarettes. Aucune photographie n’a été prise de ce petit groupe des treize, qui compte parmi ses membres les meilleurs photographes. Aucun tableau brossé non plus de ce petit groupe des treize, qui compte parmi ses membres les plus grands peintres. Il faut les imaginer un jour tous assemblés, un soir plutôt.
C’est à Mexico, au milieu des années vingt.
Dans cette décennie pendant laquelle tout s’invente. Le monde est neuf dans le chaos régénérateur. C’est dix ans après l’entrée à cheval dans Mexico du métis du Chihuahua et de l’Indien du MorelosZapata & Villa. Les paysans en pyjama blanc armés de machettes qui campent sur le Zócalo.
C’est un milieu d’exilés et leurs amis mexicains sont des citadins. Ces années vingt verront se mêler dans leurs œuvres le sexe et la mort et la danse macabre des traîtres et des héros. Il n’existe aucune photographie des treize, on l’a dit, il nous faut l’imaginer. Plaçons-les devant notre objectif. » (Patrick Deville, Vie et mort de Sainte Tina l’exilée, Publie.net, juin 2011, 36 p., coll. Temps réel, incipit.)2

Notes ________________
  1. Donc vers 1885. []
  2. Les liens présents dans le texte de Deville sont ceux de l’édition Publie.net ; l’adresse de celui des « années vingt » a été modifiée pour mener à la page prévue. []

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Publié dans le JLR

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