De l’interruptat dans Black Village

samedi 4 novembre 2017, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

L’a-t-on déjà dit, signalé ? Je n’en ai pas l’impression. Et je lis, article après article, des éloges, certes, mais qui ne prennent pas la mesure de l’énormité littéraire de ce début de 21e siècle. Le récent opus de Lutz Bassmann, Black Village, contient, à mettre au crédit du Post-exotisme, la dernière invention littéraire en date : l’interruptat.

Il y avait, bien sûr, depuis le début des temps et de la littérature, des œuvres inachevées, des œuvres brèves voire lapidaires qui laissaient un goût de revenez-y. Et même des choses tellement légères ou bâclées, qu’on se disait que l’auteur faisait dans la dentelle, se foutait un peu de nous. Mais que dire de l’interruptat dans Black Village ? Que dire de l’œuvre sciemment coupée au beau milieu d’une phrase, d’une histoire, et pas qu’une fois, et mise en vente avec la bénédiction d’un éditeur de renom – et d’un lectorat laudateur, mais qui pourrait tout aussi bien n’être composé que d’illettrés et de béni-oui-oui.

Reprenons.
Dans un cadre morbide de récitants, héritiers d’une longue tradition allant du Décaméron de Boccace au Giono des Âmes fortes, chacune des histoires de Black Village est en effet interrompue net. Autrement dit, chacun des narrats devient interruptat. L’effet est saisissant, les premières fois, puis attendu, les suivantes. On peut en être irrité, déçu, soulagé, ou se prendre à rêver d’un achèvement, c’est-à-dire d’une participation lectorale devenant scripturale. Il n’est d’ailleurs pas impossible que dans un avenir plus ou moins lointain quelqu’un publie des Fins d’interruptats, un Après l’interruptat, un À la recherche des fins perdues.
En attendant, nous devons commencer à réfléchir sur cette invention. Aujourd’hui, d’abord et sans entrer dans le détail, poser des questions. Auxquelles nous répondrons un jour ou l’autre, ou pas. Et quand je dis nous, je parle de celles et ceux que l’interruptat interpelle ou titille, celles et ceux que le concept de l’interrupture en littérature époustoufle.

Questionnement de l’interruptat :

  1. De quoi l’interruptat est-il le nom ?
  2. Est-ce un aveu de faiblesse ou un cartel de défi ?
  3. Pourquoi le narrat, si c’en est encore un, finit-il ici et pas ailleurs ?
  4. Le narrat a-t-il d’abord été conçu (ou écrit) entièrement puis coupé ici ?
  5. Ou bien son écriture s’est-elle réellement arrêtée ici, sans aucune intention d’en imaginer la suite ? (toujours déjà coupée ici ?)
  6. L’auteur a-t-il réfléchi ou prévu plusieurs points d’interruption, et, le cas échéant, pourquoi a-t-il choisi celui-ci plutôt que l’autre ou l’un des autres ?
  7. L’éditeur a-t-il été d’accord ou a-t-il fallu le convaincre ? (Et avec quels arguments ?) (Car quel éditeur par le passé aurait-il pu accepter de publier des récits volontairement pas finis ?…)
  8. L’interruption du narrat répond-elle à une règle appliquée systématiquement ?
  9. Cette règle, si elle existe, serait-elle diégétique (interne à l’histoire racontée), numérique (nombre de mots ou de caractères), voire plus discrète ? (voire pas unique ?)
  10. L’interruption est-elle pensée-voulue par l’auteur, Lutz Bassmann, dont on sait le caractère entier, ou est-ce un complot des personnages narrateurs contre la littérature ?
  11. Qu’en pensent Antoine Volodine et les autres auteurs et autrices du post-exotisme ? (Seraient-ils prêts eux aussi à s’essayer à l’interruptat ?)
  12. Peut-on imaginer que l’interruption soit involontaire ? Qu’un événement non-dit touchant les personnages narrateurs, ou un dérangement quelconque de l’auteur, soit à l’origine de l’interruption ?
  13. Quelle est cette « force mystérieuse » qui « cisaille impitoyablement la narration » ?
  14. Le concept d’interruptat est-il d’essence littéraire, textuelle ou ontologique ?
  15. Peut-on considérer l’interruptat comme une privation de jouissance textuelle ?
  16. L’interruptat est-il venu dénoncer le pouvoir surfait de la clausule – la bonne chute – qui traditionnellement constituait l’œuvre en la finissant ? (déconstruction de la finitude par l’interruptat ?)
  17. L’interruptat a-t-il été conçu pour nou…

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Publié dans le JLR

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