Comme si le froid était une arme de guerre

samedi 29 novembre 2008, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Ayant constaté qu’il arrivait (momentanément ?) dans une impasse, Modiano décide de percer une ouverture par le haut, le ciel. On ne peut certes savoir ce qu’a fait et vécu Dora pendant ces quatre mois de décembre 41 à avril 42, alors intéressons-nous au temps qu’il a fait, à ces intempéries que tout le monde a subies. Il avait déjà rappelé que ce fut un des plus rudes hivers, comme si le froid était une arme de guerre. Et puisque ça vient du ciel, associons-y les bombardements. Ça ne sera pas féérique comme chez Céline, juste le lyrique de l’énumération.

« Le seul moyen de ne pas perdre Dora Bruder au cours de cette période, ce serait de rapporter les changements du temps. La neige était tombée pour la première fois le 4 novembre 1941. L’hiver avait commencé par un froid vif, le 22 décembre. Le 29 décembre, la température avait encore baissé et les carreaux des fenêtres étaient couverts d’une légère couche de glace. À partir du 13 janvier, le froid était devenu sibérien. L’eau gelait. Cela avait duré environ quatre semaines. Le 12 février, il y avait un peu de soleil, comme une annonce timide du printemps. Une couche de neige, devenue noirâtre sous les piétinements des passants, et qui se transformait en boue, recouvrait les trottoirs. C’est le soir de ce 12 février que mon père fut embarqué par les policiers des Questions juives. Le 22 février, la neige était tombée de nouveau. Le 25 février, la neige tombait encore, plus abondante. Le 3 mars, après neuf heures du soir, le premier bombardement de la banlieue. À Paris, les vitres tremblaient. Le 13 mars, les sirènes s’étaient déclenchées en plein jour, pour une alerte. Les voyageurs du métro étaient restés immobilisés pendant deux heures. On les avait fait descendre dans le tunnel. Une autre alerte, le soir à dix heures. Le 15 mars, il y a eu un beau soleil. Le 28 mars, vers dix heures du soir, un bombardement lointain a duré jusqu’à minuit. Le 2 avril, une alerte, vers quatre heures du matin, et un bombardement violent jusqu’à six heures. de nouveau un bombardement à partir de onze heures du soir. Le 4 avril, les bourgeons avaient éclaté aux branches des marronniers. Le 5 avril, vers le soir, un orage de printemps est passé avec de la grêle, puis il y a eu un arc-en-ciel. N’oublie pas : demain après-midi, rendez-vous à la terrasse des Gobelins.» (Patrick Modiano, Dora Bruder, p. 89-90)

Il est à noter que le bombardement du 3 mars n’a pas brisé le vase de Sèvres… Constatant cette association subreptice des météores et des engins explosifs britanniques, nous ne pouvons qu’interpréter ces derniers dans le sens de la venue du printemps, symboliquement : la libération. Or ce 3 mars est également la date des premiers signes d’affaiblissement des armées allemandes sur le front de l’est, autant dire le point de bascule. Les bombes, même destructrices de vies innocentes et anonymes, deviennent alors des « bourgeons » et l’orage est l’annonce d’un arc-en-ciel, sans doute celui de la résistance si l’on juge que le message qui suit provient de l’un de ses réseaux qui, eux aussi, fleurissent.
Ces clairs symboles seront repris dans les pages suivantes avec le thème de la foudre tuant au hasard. D’abord éclair du flash photographique, qui fixe « ces secondes […] devenues une éternité » (92), celles de Dora avec sa mère et sa grand-mère, puis éclairs de guerre, qui tuent des écrivains — Modiano prend l’exemple de gens qui faisaient « le même métier » que lui : Friedo Lampe (92-94), Felix Hartlaub (94-95), Roger Gilbert-Lecomte (95-98), avant de revenir plus près de lui — dans le même appartement — aux cas d’Albert Sciaky et de Maurice Sachs (98-99 et à suivre).
Association, coordination, glissement, une impeccable stratégie littéraire.

Rapide déjeuner au Saint-Martin pour aller ensuite, T. et moi, à la Maison franco-japonaise où se déroule l’épreuve finale du concours d’éloquence française des 150 ans de relations diplomatiques franco-japonaises, que deux de mes étudiantes passent (sur 17 finalistes nationales). Peu de candidats farfelus, parfois des contresens lors des questions qui suivent les discours, des questions incomprises ou mal posées par le jury, mais dans l’ensemble un excellent niveau. En tout, près de trois heures qui, au lieu d’être un pénible tunnel dont on n’attend que la sortie, amusent et instruisent car après tout, ces prouesses orales et communicationnelles ne sont que les fruits de notre travail. Et comme une de mes étudiantes obtient un troisième prix et que notre université est citée, nous sommes dans nos petits souliers. Il faut tout de même que je fasse des photos, m’avisé-je…
Cerise sur le gâteau, cela me donne l’occasion de rencontrer Marc Humbert, le nouveau directeur français de la Maison, lors du cocktail qui suit la remise des prix.
Après quoi, T. et moi, dînons légèrement au Chinois Club, achetons des confitures au Seijo Ishii de la gare d’Ebisu et rentrons — une longue journée, quand même, d’où le retard.

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Publié dans le JLR

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