Automne 2016 / Cours sur « Le moulin de Pologne », de Jean Giono

Cours à l’IFJ de Tokyo, octobre-décembre 2016, le vendredi, de 13:30 à 15:20.

Calendrier du cours :

  1. Le 7 octobre : chapitre I, p. 7-27.
  2. Le 14 octobre : chapitre II, p. 29-47.
  3. Le 21 octobre : chapitre II, p. 47-71.
  4. Le 28 octobre : chapitre II, p. 72-90. (Pas de cours le 4 novembre.)
  5. Le 11 novembre : chapitre III, p. 91-111.
  6. Le 18 novembre : chapitre III, p. 111-131.
  7. Le 25 novembre : chapitre IV.
  8. Le 2 décembre : chapitre V.
  9. Le  9 décembre : chapitres VI et VII.

Références et liens :

Notes pour le cours :

1. Le 7 octobre : chapitre I, p. 7-27

  • Le problème du titre : expression toponymique qui égare le lecteur ; en apparence, c’est simple mais en fait ce n’est pas ça du tout… Premier piège tendu par l’auteur. Sous-titre possible : ou Le récit de malheurs accumulés (p 49).
  • Épigraphe du premier chapitre : « A Wondrous necessary man, my lord. » The Changeling (1622). Réplique extraite d’une tragédie de Thomas Middleton (1580-1627) et William Rowley (1585?-1626) et intitulée en français La Fausse Épouse ou Les Amants maléfiques. Il est probable que la majorité des lecteurs de Giono ne connaissaient, dans les années 1950, ou ne connaissent ni cette pièce ni même assez l’anglais pour comprendre le sens de l’épigraphe (à minima : dire à propos de quelqu’un que c’est un homme merveilleusement nécessaire, dans le sens d’utile, une personne pleine de ressources – il s’agit donc d’avoir besoin de quelqu’un dans une situation difficile ou très spéciale). Après le titre peu explicite, Giono continue à brouiller les pistes…
  • Première phrase : deux temporalités distinctes séparées par « jadis », la plus ancienne qualifiée par « orgueilleux », la suivante par « tomba », termes qui s’opposent dans le sens négatif. Un homme « que tout le monde appelait M. Joseph », ce qui ne veut pas dire que c’était son nom. De plus, son nom de famille n’était pas connu… D’où deux éléments de suspense : qui est réellement cet homme ? pourquoi y a-t-il eu chute ?, et quelques présupposés comme : qui en parle et pourquoi ?
  • Deuxième paragraphe : description physique de M. Joseph. Avec des éléments positifs : alerte, beau, visage(s) de race = séduction certaine.
  • §.3 : « ici » et « nous » employés sans antécédent grammatical, renvoient donc le lecteur à… rien – en fait, à plus tard ; ce qui veut dire que non seulement le texte doit raconter l’histoire du Moulin de Pologne et de ses occupants mais il doit aussi, en même temps ?, expliquer aux lecteurs ce que sont cet « ici » et ce « nous » qui n’ont pas été nommés, ou n’ont pas pu être expliqués d’abord.
  • Dans cette première page, le lecteur perçoit un ton narratif plutôt familier (« grand gaillard », « faire un bésigue », « on ») qui va se confirmer par une recherche de connivence de la part du narrateur, pourtant bien caché, son usage d’expressions populaires, voire argotiques (mais jamais vulgaires)…
  • p. 8 : « la fleur des pois »,
  • p. 9 : « doux comme des agneaux », « comme gratin »,
  • p. 10 : « bien de chez lui »
  • p. 12 : « notre haut du pavé »
  • p. 12-13 : « faire fortune au Mexique » et « la révolution de Pancho Villa. » Cette période d’enrichissement, à la fin du 19e siècle, est interrompue par la période révolutionnaire de 1910-1920 ; l’histoire de M. Joseph et le présent du narrateur se situent donc un certain nombre d’années après…
  • p. 13 : le narrateur fait un premier résumé et situe l’histoire de M. Joseph : « pendant plus de deux ans, le souci de notre petite ville » parce qu’il « vivait de façon différente », ce qui est interprété comme une volonté de « nous donner des leçons ».
  • p. 13-27, après l’arrivée de M. Joseph (installation, transformation des Cabrot, premiers contacts), le sujet est M. Joseph et les femmes : comment il a refusé certaines « petites filles » (p. 14) et comment il s’est arrangé dans la compétition entre Éléonore H. et Sophie T. sans en choisir une mais sans les déshonorer non plus, et à la vue de tous (p. 17-26) – scène centrale « en mai » (16), « à la promenade » (17) dominicale.
  • Ce cadre événementiel permet au narrateur de montrer :
    • la subtilité psychologique et mondaine de M. Joseph (qui ne tombe dans aucun piège)
    • les rumeurs et suppositions sur son identité (un « jésuite de robe courte » = personne laïque affiliée à la Compagnie de Jésus, ordre religieux catholique fondé au 16e siècle ayant un important poids politique et remplissant parfois des missions secrètes directement données par le Pape), ce qui augmente le respect pour lui mais aussi les inquiétudes
    • les jeux de pouvoir parmi les « meilleurs d’entre nous » (26) = l’élite, bonne société ou bourgeoisie qui dirige la ville : malgré l’importance de personnes qui « sont au courant des secrets d’État » (p. 15), le narrateur et M. de K. se rencontrent (19-21) et s’avouent impuissants à obliger M. Joseph à respecter l’état des choses, ce qui provoque « un bouleversement général » (26). Apparemment, ce danger est social et politique : M. Joseph prenait de l’importance « dans le parti de la rue » (27), chez les « gens du commun » (26).
    • sa propre situation et ses compétences : il est flatté d’être bien considéré (15, 21) mais humble (21), à l’écoute (17-18, 20), observateur (19) et connaisseur de la société et des familles (sur Sophie : 22-23, sur Éléonore : 24-25)
  • p. 27 : « la nuit du scandale », qui finit le chapitre, est le final du crescendo : rumeurs, bizarreries, dérangements, soucis, puis dangers – d’où un suspense légitime du lecteur.
  • Au total, donc, sur ce premier chapitre, le tableau d’une petite ville, avec ses traditions, hiérarchies, clans, apparences à ne pas déranger, et le dérangement, justement, provoqué par l’arrivé d’un étranger distingué que chacun voudrait avoir de son côté mais qui se refuse à appartenir à un clan plutôt qu’à un autre, le tout raconté par un habitant discret qui se veut honnête, quelque peu condescendant avec ses concitoyens et recherchant la connivence de son lecteur.

2. Le 14 octobre : chapitre II, p. 29-47.

  • épigraphe facile à comprendre (ça change de celle du 1er chapitre…).
  • p. 29-30 : après l’annonce d’un scandale, la douche froide : « Je vais faire un assez long détour en arrière »… Bon, mais sans doute nécessaire pour bien comprendre le scandale en question, « cette fameuse nuit ». Il sera maintenant question d’une « femme […] exceptionnelle », Mademoiselle Hortense, nommée p. 31, après « un nommé Coste »… Effet de distanciation dans le temps et par inclusion des histoires l’une dans l’autre : M. Joseph < Mlle Hortense < Coste (comme des poupées russes, matriochkas) = « Un peu après la chute de l’Empire » (1815), achat du terrain et construction de la maison. Est-ce le point de départ ? Non, car Coste revient avec deux filles et riche « après un long séjour au Mexique ». Pourquoi un « long séjour » ? Était-il bonapartiste, et donc pas le bienvenu sous la Restauration (à l’instar du célèbre colonel Chabert de Balzac) ? A-t-il participé aux campagnes de la Guerre d’indépendance espagnole (vers 1808-1810) ? Ou aux conflits mexicains qui aboutiront à l’indépendance de l’Empire du Mexique en 1821, permettant alors à des Français, malgré quelques problèmes, de s’installer et de faire des affaires ?
  • p. 32 : Amalécites, ou drapeau des Amalécites… Métaphore (?) pour la famille Coste, avant la description du tableau, visiblement d’influence mexicaine (façon Diego Rivera ou Frida Kahlo ?) – qui propose une mise en abyme de l’histoire à venir, ou de la répétition du passé.
  • p. 33 : « un flacon de kummel », boisson fortement alcoolisée
  • p. 34 : Coste « s’intéressait aux accidents que les petits de M… avaient pu avoir » – c’est le véritable point de départ du roman, narrativement parlant.
  • p. 34-40 : entretien Coste-Hortense, qui cadre et programme le roman (« épreuves d’endurance », p. 35, conduire « les yeux fermés », p. 36, « destin » « défié », p. 37 , « morts accidentelles très spectaculaires », p. 38, atteindre « la médiocrité », p. 39).
    On ne sait pas encore pourquoi ni comment, mais quelqu’un propose de garantir la famille Coste contre le malheur…
    Le narrateur rend compte des propositions de Mlle Hortense en utilisant beaucoup de métaphores figées et d’expressions toutes faites : une situation extraordinaire (au sens propre) doit être racontée de façon ordinaire, pour que tout le monde comprenne (lectorat français des années 50-60) :

    • p. 38 : « Vous n’êtes pas Job » : voir dans la Bible, l’histoire de Job qui, bien que juste, reçoit de terribles épreuves (du destin, de Satan, de Dieu ?).
    • p. 42 : « la muscade est passée », dans le sens de le tour est joué (et l’idée que le moment spécial est passé). Provient de l’expression Passez, muscade !, parole qui accompagnait un jeu de bonneteau (tromperie visuelle) pour lequel on utilisait des noix de muscade – dont on croyait, par ailleurs et dans certaines conditions, la consommation mortelle.
  • p. 43 : Coste ne voudrait pas d’un « jeu » où l’on gagnerait « à coup sûr » = non seulement défier Dieu, ou tromper Dieu, pour qu’il abandonne ou oublie sa malédiction de Costes, mais loyalement, et réussir à le battre… Et alors, peut-on être plus fort que Dieu ? Même ceux qui essaient doivent en douter…
  • p. 44 : « comme si elles sortaient des halliers » : au sens propre, comme si elles étaient jusqu’alors cachées dans des buissons.
  • p. 45 : élevage des chevaux et tir au fusil ; or l’équitation, les armes et la danse sont les trois (seules) occupations nobles, selon les aristocrates. Pour la danse, on verra plus tard…
  • Généalogie de cette partie : Vers 1830, Coste (29, 38) < Anaïs et Clara (30) épousent Pierre et Paul de M. (41) < chacune un garçon (44), puis une fille et un garçon (47) (qui seront adultes vers 1850-60 ?). Mariages, accouchements, mondanités, frivolités… la malédiction semble conjurée…

3. Le 21 octobre : chapitre II, p. 47-71.

  • p. 47 : « Un matin », focalisation temporelle, accident… qui entraîne la mort de Coste = disproportion ironique (p. 48) entre l’accident et sa conséquence (à cause du tétanos, et du manque de matériel (trocart) du médecin).
  • p. 48-49 : embarras du narrateur, avant « récit des malheurs accumulés » / sans prêter à rire.
  • p. 49 : mort de Marie, fille d’Anaïs, étouffée avec une cerise (nouvelle disproportion inquiétante cause-effet). Le narrateur la dit morte avant de dire comment, ce qui précipite l’effet de lecture
  • p. 50 : mort d’Anaïs et naissance de Jacques (3e enfant), vers 1840 (?), « l’aîné avait neuf ans » (p. 49).
  • p. 51 : Mlle Hortense s’installe au moulin de Pologne ; Pierre (veuf d’Anaïs), s’oublie dans la débauche. Destins de solitaires, marginalisés par leur tragédie. Portrait mystérieux de Jacques…
  • p. 53-54 : disparition du fils aîné de Pierre… Paul et Clara vendent la Commanderie et décident de quitter la région (s’éloigner du centre de la malédiction ?).
  • p. 55-58 : mort de Paul, Clara et leurs deux enfants dans l’accident historique du « train de Versailles », le 8 mai 1842 (référence à Dumont d’Urville, militaire et explorateur célèbre), connu sous le nom de catastrophe ferroviaire de Meudon. Giono nous donne dont une date précise (après cinquante pages de récit) : l’important est bien dans l’intemporalité de la lutte contre le destin (à rapprocher de Don Juan, par exemple). Par ailleurs, en insérant ses personnages dans un événement historique dont ils seraient la cause, Giono réécrit avec humour l’Histoire (la grande, p. 57, en bas) par l’histoire (la petite).
  • p. 56 : « toucher à la hache », référence à La duchesse de Langeais de Balzac, où l’expression est employée, en référence à la hache qui coupa la tête du roi Charles Ier (en 1649) et qui était exposée à Wesminster, symbolisant le danger de subir le même destin…
  • p. 57 : le destin (privé) des Costes devient un danger de mort pour ceux qui les approchent = équivalent à un risque de contamination : une épidémie ! Ou plus simplement : « ils portent malheur »…
  • p. 58-61 : le narrateur suit les traces de la catastrophe dans les archives de la préfecture et du commissariat de police = motivation documentaire & restitution. Mais aussi interprétation personnelle : « un gros rustaud » (61), « les pouffiasses » (64), par exemple, indiquent la familiarité du narrateur (idem pour « les trois lascars », p. 69) et la connivence qu’il recherche avec le lecteur (il parle d’ailleurs plus souvent de lui-même…). Ajoutons les lettres anonymes, p. 66.
  • p. 64 : s’appliquer « des sangsues sans amadou » = un remède très puissant (les sangsues font saigner, font sortir le mal ou l’absorbent ; ensuite l’amadou aide à arrêter l’écoulement du sang = coagulant).
  • P 66 : avec une sorte d’ironie lyrique, le narrateur appelle « procédé d’investigation », le fait de se consacrer à la débauche puis à l’alcoolisme, comme si ces activités étaient des moyens de découvrir le sens de la vie, ou de vraiment vivre sa vie… (au moins dans le cas de Pierre de M…, avec les drames familiaux qu’il a vécus). On retrouve alors la vitesse d’écriture, presque comique, que l’on connaît chez Voltaire ou Stendhal : « Il commença noblement par un demi-litre de cognac. Il se dépêcha de s’habituer à cette dose. » Jusqu’à : « Il avait avalé son sabre. » (Se tenait raide.) Il finira « interné à l’asile », p. 68.
  • Présente depuis le début du chapitre (p. 29), Mlle Hortense, très âgée (59), trône maintenant (69) au Moulin de Pologne, avant de disparaître à son tour (72), vers 1860 ?

4. Le 28 octobre : chapitre II, p. 72-90.

  • Génération suivante : mariage de Jacques et Joséphine (73) ; leurs enfants, Jean et Julie – que le narrateur a « bien connue » (74) : c’est le point de connexion historique, le moment où le flashback montre qu’il va bientôt se relier au temps du narrateur (mais pas encore). Un siècle a passé en à peu près 50 pages.
  • 74-84 : enfance et jeunesse de Julie jusqu’à la mort de son frère – vers 1880 ?
  • 84-90 : prise en charge de Julie par le notaire, sa vie marginale – suspens de fin de chapitre.

5. Le 11 novembre : chapitre III, p. 91-111.

  • p. 91 : proverbe piémontais qui signifie : « L’herbe qui comble les envies ne pousse même pas dans le jardin du roi » ; autrement dit : il ne suffit pas de vouloir pour avoir satisfaction. L’orthographe de Giono est assez approximative (sans doute de mémoire).
  • La « fraternité » : dans ce chapitre, le narrateur dévoile toute l’hypocrisie qui se cache (et parfois se dévoile) derrière cette prétention de fraternité…
  • p. 92-93 : le choix de la date n’est pas innocent ; il révèle les tensions au sein de cette société.
  • p. 95 : « On a tout joué dans ce théâtre : Les Cloches de Corneville, La Mascotte, etc. » Les Cloches de Corneville est un opéra-comique de Robert Planquette de 1877 (extrait vidéo), La Mascotte, pièce du même genre de 1880 est due à Edmond Audran (extrait vidéo du duetto le plus connuversion comique par Sim, 1956). Il s’agit donc d’œuvres très populaires, destinées à un large public et dont des parties entières étaient reprises par les sociétés musicales, les classes musicales, etc.). Choisir ces titres, comme le fait le narrateur, pour résumer « tout » le théâtre, c’est évidemment limiter le répertoire français et en exclure le théâtre classique ainsi que les œuvres plus exigeantes… Relations avec notre roman ? Dans La Mascotte, Bettina est une fille de ferme qui porte-bonheur à ceux qui l’engagent, à condition qu’elle reste vierge (à l’origine, en provençal, le mot signifiait « sorcière »).
  • « un bocal à ludion […] petit jeu paisible »
  • p. 101, « des lampes Carcel », du nom de l’horloger Bertrand G. Carcel (1750-1812) qui crée en 1800 un nouveau type de lampe à huile.
  • p. 103, « Cuirs et crépins« , de saint Crépin, patron des cordonniers…

6. Le 18 novembre : chapitre III, p. 111-131.

  • p. 112, « l’Ajax dévastateur » : allusion au héros grec de la guerre de Troie (cf. Iliade).
  • p. 122, « gagner le bonheur » à la tombola : thème de la culture populaire, les proverbes (le gros lot à la loterie de la vie : gagner la paix intérieure) ainsi que dans la littérature, en relation, bien sûr, avec l’argent ne fait pas le bonheur. Par ailleurs, Stendhal écrit dans la Vie de Henry Brulard : « Je mets un billet à une loterie dont le gros lot se réduit à ceci : être lu en 1935. »
  • p. 125, ruer de la fesse, expression vulgaire qui donne l’image d’une précipitation à rendre service… et ridiculise le personnage. Voir confirmation du sentiment du narrateur, p. 135 : « la médiocrité », etc.
  • p. 127, « l’innocence est toujours impossible à démontrer » : par cette phrase qui va à l’inverse de l’évolution policière et judiciaire effective, le narrateur rattache son discours à une mentalité, des comportements et une société de type kafkaien dans laquelle, malgré les apparences de bienveillance, un système administratif opaque opprime tous les individus en prétendant les servir, non sans humour. Ici, une confrérie (Jésuites) à laquelle appartiendrait M. Joseph, qui répandrait la crainte d’une inversion des valeurs et des positions sociales, catastrophe qui serait déclenchée par Julie – et l’offense qui lui a été publiquement faite. Bien sûr, la présence d’un M. de K. qui se sent soudain déclassé et ne comprend plus rien au monde qui l’entoure pourrait être une allusion directe au personnage de Kafka (cf. Le château, Le procès). Giono a déjà joué à parodier et réécrire de nombreux textes classiques ou célèbres, ce ne serait donc pas une première…

Le 25 novembre : chapitre IV.

  • Épigraphe extraite de La tragédie de l’Athée (The Atheist’s Tragedy, 1611), de Cyril Tourneur (1575-1626), du genre alors populaire des tragédies de vengeance (proche du roman gothique), mais dont la vengeance est empêchée par l’injonction biblique (moralisme, didactisme) et la conscience de l’inutilité (vanité)… Cette pièce, postérieure d’une dizaine d’années à Hamlet de Shakespeare, reprend son thème et le détourne. Traduction de la citation : « Comme le lendemain, je m’avançais le long de la rive fatale, parmi les corps égorgés que la mer, à la panse repue, avait rejetés sur les sables » – on voit que le « their » n’est pas traduit, ce qui bloque la compréhension du contexte… Dans le texte original (chercher « sands » par exemple), on demande comment Charlemont est mort ; réponse de Borachio : il faisait partie des corps trouvés sur la plage, car même ceux qui savaient nager étaient morts. Moralité (?) : dans la tempête, malgré le courage et la bravoure, savoir nager ne permet pas forcément de survivre – ce qui donne le spectacle triste mais fascinant du mort.
  • p. 133, tirer ou porter ses grègues : partir, après avoir remonté cette partie du costume, ce qui permettait éventuellement de courir plus vite… Expression populaire par le passé mais déjà désuète à l’époque de Giono, donc un peu moqueuse contre M. de K., que le narrateur est content de voir partir.
  • p. 138, pâte au sabre (ou pâte à rasoir) : préparation de poudre minérale commercialisée pour l’affutage des rasoirs et lames, également utilisé dans le ménage pour faire briller certaines surface. | Les « impedimenta » : bagages et équipements d’une armée… Définition peu pertinente ici, mais ces équipements gênent et freinent la progression de l’armée = les choses gênantes qui empêchent ou dérangent l’activité, y compris dans la vie quotidienne.
  • p. 139, « de sang blanc » : pas de relation avec la couleur de la peau ; terme médical ancien pour la lymphe (リンパ), du latin eau, fontaine, liquide circulant dans le système lymphatique (2 litres par personne) ; dans la médecine ancienne, la lymphe est l’une des quatre humeurs du corps, dont la proportion détermine le caractère de chacun = le lymphatique (voir synonymes) est un individu lent, peu nerveux, manquant de vitalité…
  • p. 140, ne pas se laisser prendre sans vert : être toujours prêt…
  • p. 142, une grâce d’état : une situation dans laquelle les gens vivent sans s’interroger, l’illusion de bonheur ou de situation supportable qui évite de s’interroger… = heureux les simples d’esprit ; contentement sans discernement, qui peut être compris comme une aide de Dieu. (voir aussi p. 174)

Le 2 décembre : chapitre V.

  • Épigraphe de Shakespeare, Henry IV, 2e partie. Dialogue entre le vieux roi, mourant, et son fils, sur les difficultés et les hasards des luttes qui ont permis d’être roi… Sans doute un propos emblématique, analogique avec la relation entre M. Joseph et son fils Léonce.
  • Ce chapitre raconte rapidement (trop ?) mais avec un grand détail psychologique (trop ?) le début du mariage de Julie et M. Joseph, puis l’attente d’un enfant, et l’enfance de Léonce… Comme si M. Joseph avait gagné le pari contre le destin, ayant pris la succession de Mlle Hortense, le temps heureux d’une nouvelle génération se déroule. Mais Giono insiste sur le caractère introverti et colérique de Léonce. Cela annonce-t-il une catastrophe ?
  • p. 146, « j’étais donc un familier » : reprise de l’allusion de la page 32.
  • p. 148, « les génoises » de la maison : ensemble de tuiles spéciales fixées en haut d’un mur, à la jonction du toit. Vues ici comme un embellissement et une sorte de finition de la restauration.
  • p. 148, un « miroir aux alouettes », piège visuel du fait de la sensibilité de cet oiseau.
  • p. 149, « calamistrée », aux cheveux frisés, image d’un grand soin de préparation.
  • p. 156, aigrefin.
  • p. 158, amazones (ici dans le sens de femmes libres, ayant des aventures amoureuses) et sigisbées.
  • La vitesse de narration (passage rapide du temps) et le peu de détails sur ces années font penser que Giono a écrit plutôt une sorte de plan-résumé qu’il aurait pu vouloir développer, étoffer – ce qu’il n’a pas fait. D’où la disproportion entre le volumes des chapitres et la sensation de survol lointain – correspondant cependant au point de vue de Sirius (p. 170) prêté à M. Joseph et à l’éloignement progressif du narrateur.
  • Nous commencerons à rassembler les propos du narrateur sur lui-même : p. 149, 151-152, 155, 159… En écho avec ceux des pages précédentes : p. 97-98, 103, 126, 133, par exemple.

Le  9 décembre : chapitres VI et VII.

  • Reprise des références sur le narrateur, son dévoilement progressif, son portrait incrusté dans l’histoire des Coste… Dans les dernières pages, il a pris ses distances, a quitté la ville et son travail.
  • Le portrait de Léonce (p. 159-165) est certainement le plus long et détaillé de tout le roman ; cependant, il reste allusif, psychologique, ne citant pas d’événements. Il résumé finalement le personnage à « un beau ténébreux ». Cette expression est aussi le titre d’un roman de Julien Gracq publié en 1945, soit 6 ou 7 ans avant Le moulin de Pologne… Est-ce une allusion directe ou bien l’expression est-elle banale ou était-elle à la mode à cette époque (années 1940-50…) ? Par ailleurs, le « beau ténébreux » est un archétype humain, ou un type littéraire, qui n’est pas homogène : c’est parfois le passionné romantique (et forcément malheureux), parfois le séducteur cruel, équivalent masculin de la « femme fatale »… (voir Henri Agel, Le beau ténébreux dans la littérature, de Lancelot à Julien Gracq, Liège : Éditions de Céfal, 1999)
  • Ce portrait contraste évidemment avec celui de M. Joseph, du narrateur ou de la plupart des autres personnages qui ont été peu décrits ou approfondis, à l’exception de la mère de Léonce, Julie. Au beau ténébreux, Giono oppose celui qui « construisait une dynastie », maintenant âgé de « soixante-cinq à soixante-dix ans » (p. 165).
  • Le chapitre VI s’ouvre sur un nouveau ton, plus critique vis-à-vis de M. Joseph : alors qu’il « bâtissait un empire », il était peut-être « la marionnette du destin », ou l’avait toujours été (p. 167). Pourquoi ? Parce qu’il ne recherchait pas la fortune pour lui-même et les siens, mais parce que tout ce qu’il faisait était fait pour donner donner à Julie et à Léonce des « raisons d’espérer » – d’espérer la fin de la malédiction des Coste (p. 169-170), et aussi parce qu’il était habité par une sorte de jalousie supérieure pour protéger ceux qu’il aimait et qui semblent toujours prêts à partir, trahir, pour aller vers la mort (p. 171-172). Ces extrémités que M. Joseph veut concilier nous rappellent qu’il habitait chez des cordonniers (p. 8) et les symboles de cette profession notamment pour Giono (cf. C. Morzewski, 1995)
  • p. 170 : le narrateur, qui a pris de la distance, prend aussi de la hauteur, en parlant de « tous les dynastes pour lesquels [il avait] travaillé » : la modestie de sa situation au début de l’histoire a laissé place à l’affirmation tranquille de son expertise professionnelle.
  • p. 170-171 : la métaphore de « l’azur pur et simple » représente les apparences des choses, les « aspects » de la propriété auxquels M. Joseph accorde plus d’importance qu’aux richesses et aux terres réelles.
  • p. 171 : faire la nique au destin = s’en moquer, le ridiculiser…
  • p. 173, « les désirs secrets de celui qui semble subir, mais en réalité provoque, appelle et séduit » : en parlant de cette sorte de création de son propre destin, Giono définirait-il aussi la sérendipité ?
  • p. 173 et 178 : mort de M. Joseph, qui encadre le mariage de Léonce & Louise…
  • p. 174-177, années de bonheur, sauf qu’ils n’ont pas d’enfants… Selon le narrateur, possibilité de la fin, presque heureuse, des Coste (p. 178).
  • p. 179-180 : reprise du domaine par Léonce, retraite progressive du narrateur, dégradation de l’état de Julie (désespoir) et de Louise (paralysie). Attente du coup du destin ?
  • Chapitre final, avec épigraphe d’Othello… Le narrateur est lui-même malade et reclus… Après plusieurs années, une visite : Julie, qui cherche Léonce. Maladies et infirmités, dues à l’âge… Mais Léonce ? Après vérification, on apprend qu’il est parti avec une femme vulgaire… (Sans doute n’a-t-il pas résisté à la tentation de fuir, d’abandonner cette charge devenue trop lourde,  pour embrasser un destin plus… simple et rapide, qui sait ?)