Tourisme en Mérimée


Patrick Rebollar (Université Nanzan, Nagoya, Japon)
Intervention au colloque Mérimée de Cerisy, 4 septembre 2007


I. Corpus
II. Intervention Cerisy



I. CORPUS des textes disponibles

Ouvrages au format texte (Bib. Lisieux et al.) : Ouvrages en images (Gallica) :
— De Mérimée :
Sur Mérimée :


II. Tourisme en Mérimée (intervention au colloque de Cerisy, septembre 2007)



1. Introduction (retour de Corse ; méthodologie ; quel tourisme ?)

Je reviens de Corse, où je suis allé pour la première fois.
Voici le Pietranera de Colomba [photo 1], voici le maquis où Orso della Rebbia se réfugie [photo 2] après avoir involontairement vengé son père... Et sans doute y aurait-il ainsi tout un tourisme en Mérimée, pour lequel « Mérimée » serait le nom donné à cette collection géographique des lieux exploités par les ouvrages, et dans lesquels nous pourrions retourner pour voir, par exemple, si Mérimée y est encore...
Mais ce n'est pas le sens que je donne à mon titre : tourisme en Mérimée. En effet, le « territoire » qui m'a semblé plus pertinent, c'est celui des textes, des œuvres de Mérimée assemblées en corpus et considérées comme un volume ou, au sens large, un espace textuel.
La plupart d'entre vous connaît déjà bien ce territoire textuel qui, s'il n'a pas les proportions en quelque sorte continentales d'un Hugo ou d'un Balzac, offre tout de même des paysages variés, des climats contrastés, et plusieurs langues étalées sur une quarantaine d'années du XIXe siècle.

Parenthèse méthodologique.
Lorsque je me suis enquis de l'existence d'un corpus numérisé des œuvres de Mérimée, il a bien fallu admettre qu'il n'en existait point. Quelques textes sont ici et là disponibles dans l'internet (ABU, Lisieux, etc.), mais leur fidélité à l'original est souvent fautive... Je veux dire que ces textes sont pleins de coquilles, manquent d'italiques et proposent des alinéas aléatoires, comme du brut de scanner passé à l'OCR et édité sans relecture.
Bien sûr, il y a aussi ce gros massif d'images de livres de Mérimée dans Gallica, la banque textuelle de la BnF, soit une dizaine d'œuvres. Mais ces œuvres disponibles à la lecture humain sont difficilement exploitables parce qu'on ne peut rien y chercher de façon automatique. La BnF, faute de moyens, n'est pas en mesure de transformer elle-même en documents textuels les ouvrages dont elle fabrique les images. Par ailleurs, le site internet Mérimée qu'a produit le Ministère de la Culture pour les célébrations de 2003 n'a pas proposé et ne propose toujours pas de textes en ligne — ce qui est tout de même un comble pour la célébration d'un écrivain ! À moins que l'objectif du Ministère n'ait pas été de mettre en valeur l'écrivain. Le site est toujours en ligne et ces quatre années n'ont pas permis que même des liens vers les œuvres disponibles aient été ajoutés. (Si quelqu'un ici en sait plus, on pourrait en reparler ultérieurement...)

Selon la méthode de l'équipe de recherche de Paris 3 dont je suis membre depuis sa fondation en 1989, Hubert de Phalèse (ayant les études littéraires assistées par ordinateur pour spécialité et auteur, chez Nizet, de la collection Cap'Agreg), j'ai donc bricolé moi-même mon propre corpus en rassemblant les œuvres disponibles sous forme de texte, d'une part, et en transformant les documents images de Gallica en textes grâce au logiciel FineReader permettant l'OCR des PDF, c'est-à-dire la numérisation textuelle des documents images fournis par la BnF. Ce qui me donne le corpus mériméen (voir liste) dans lequel je peux faire des recherches lexicales. Le temps passé à établir ce corpus, ces derniers mois, n'a pas pu être utilisé à effectuer des recherches lexicométriques comme cela aurait été possible si le corpus avait déjà existé. Mais on peut tout à fait se limiter à des requêtes lexicales, sans l'assistance du calcul statistique, au moins dans un premier temps...


2. Détour par le narrateur (sa récurrence, ses constantes, sa personnalité)

L'infinité des possibles et des goûts littéraires provient sans doute de l'équilibre toujours différent qu'un lecteur perçoit de ce qu'un texte contient. Un texte contient toujours, dans des quantités variables et changeantes, des personnages, des idées, des aventures, des anecdotes, des paroles, des descriptions, mais aussi des rythmes, des sonorités, des harmonies et leurs contraires. Or, chacune de ces composantes du texte littéraire est à considérer avec précaution, pour peu que l'on puisse les séparer, au moins le temps d'une étude. C'est pour cela qu'il y a déjà derrière nous des siècles de débats littéraires, que nous continuons et que rien n'est jamais réglé.
Ce qu'on a coutume d'appeler « la voix » en littérature concerne autant le style, le ton ou le rythme que le type d'instance qui propose le texte, qui l'organise et le met en scène, sans oublier le lecteur qui reçoit cette « voix » selon ses moyens. Le choix que fait un auteur de proposer un narrateur intra ou extra-diégétique, qui rapporte une histoire dont il a été personnage ou pas, tout comme le choix de la première ou de la troisième personne sont déterminants dans la relation que lecteur établit avec le texte. Pour prendre des exemples contraires, le narrateur absent ou invisible abandonne le texte au lecteur qui n'est pas toujours content de ne pas savoir d'où cela lui tombe, tandis que le narrateur omniprésent qui raconte, commente et juge avec autorité à la place des personnages comme à la place du lecteur ne nous est pas toujours sympathique. Entre les deux, tout est possible.

C'est à partir de cette notion de « voix littéraire » qui émane de l'instance d'énonciation que j'ai envisagé mon exploration du territoire textuel que j'appelle Mérimée. Je m'attacherai tout d'abord au recensement des narrateurs dans les œuvres de mon corpus, à leur typologie, à ce qu'ils veulent bien livrer d'eux-mêmes. Nous verrons si les éventuelles récurrences et constantes permettent de postuler une sorte de méta-narrateur ou si la diversité et l'évolution l'emportent.

Au-delà de la voix, ce sont les récurrences de guidage, d'accompagnement, de visite, et par conséquent de tourisme mais aussi d'archéologie, d'anthropologie et d'ethnologie qui constitueront le cœur de mon exploration mériméenne, ce que pourrait presque résumer cette citation tirée du début de Colomba :
« L'admiration continue des voyageurs enthousiastes a produit une réaction, et, pour se singulariser, beaucoup de touristes aujourd'hui prennent pour devise le nil admirari d'Horace. C'est à cette classe de voyageurs mécontents qu'appartenait miss Lydia, fille unique du colonel. La Transfiguration lui avait paru médiocre, le Vésuve en éruption à peine supérieur aux cheminées des usines de Birmingham. En somme, sa grande objection contre l'Italie était que ce pays manquait de couleur locale, de caractère. Explique qui pourra le sens de ces mots, que je comprenais fort bien il y a quelques années, et que je n'entends plus aujourd'hui.»

Soit les instances d'énonciation suivantes :

L'humour du narrateur, permet la connivence avec son lecteur :
Et ce qui doit bien venir des convictions de l'auteur :
« Quelle odieuse chose, me disais-je, qu’un mariage de convenance ! Un maire revêt une écharpe tricolore, un curé une étole, et voilà la plus honnête fille du monde livrée au Minotaure ! Deux êtres qui ne s’aiment pas, que peuvent-ils se dire dans un pareil moment, que deux amants achèteraient au prix de leur existence ? Une femme peut-elle jamais aimer un homme qu’elle aura vu grossier une fois ? » (Vénus d'Ille)

Soit une citation d'un jeune littérateur de 26 ans :

« Je n'aime dans l'histoire que les anecdotes, et parmi les anecdotes je préfère celles où j'imagine trouver une peinture vraie des mœurs et des caractères à une époque donnée. Ce goût n'est pas très noble ; mais, je l'avoue à ma honte, je donnerais volontiers Thucydide pour des mémoires authentiques d'Aspasie ou d'un esclave de Périclès ; car les mémoires, qui sont des causeries familières de l'auteur avec son lecteur, fournissent seuls ces portraits de l'homme qui m'amusent et qui m'intéressent.» (Chronique du règne de Charles IX, préface de 1829, p. 4 du pdf)

Disant qu'il n'aime « dans l'histoire que les anecdotes » et que ce goût n'est « pas très noble », il pose ce qui doit correspondre à une doxa, aujourd'hui encore, qu'il y a dans l'histoire, comme connaissance ou comme discipline, des parties basses, honteuses, qui sont les anecdotes, petits faits ou événements intimes, familiaux, qui n'ont guère d'importance dans la marche de l'humanité, et, implicitement, des parties hautes, des grands faits, des hauts faits, des faits historiques, comme les gouvernements, les familles royales et impériales, les guerres, les révolutions, les traités, les plans de développement, tout ce qui concerne des sociétés entières.
Avouant ce goût, dont il n'a de honte que rhétorique, en vérité, il essaie de le défendre et même de lui donner une forme paradoxale de noblesse puisque les anecdotes rassemblées en mémoires donnent accès à l'homme, écrit en italiques, peut-être pour en évoquer la vérité intime et ultime ou la dimension ontologique. Proche alors de ces nouveaux scientifiques de l'époque que sont les archéologues, anthropologues et ethnologues (l'exploration napoléonienne de l'Égypte et les campagnes scientifiques au Moyen-Orient ont déjà ouvert la voie), il considère l'anecdote non plus comme un déchet à négliger dans une hiérarchie établie a priori, mais comme un indice qui pourrait, après étude, avoir une valeur métonymique et offrir une possibilité de reconstruction d'une partie d'un monde disparu, de réappropriation d'un instant d'une existence humaine.
Ce renversement intellectuel dont il est question dans cette citation, cette pensée en quelque sorte révolutionnaire qui anime une partie de la société du début du XIXe siècle, sous-tend les premières œuvres de Mérimée et s'exprimera pleinement à la fois dans ses œuvres de maturité et dans son travail aux monuments historiques.

Le questionnement est alors celui-ci : comment s'exprime littérairement ce goût pour l'anecdote et cette aspiration à atteindre l'homme ? Mérimée nous met sur la piste au ajoutant, au sujet de Brantôme, d'Aubigné, etc., que le « style de ces auteurs contemporains en apprend autant que leurs récits.»




3. Récurrences de motifs liés à la visite ou au tourisme

Des personnages qui jouent les guides touristiques :
On y voit comment les tournées de l'inspecteur Mérimée se trouvent recyclées en littérature. À chaque étape, il devait y avoir moisson d'anecdotes, et pas toujours des plus intéressantes... Et puis des sollicitations récurrentes, comme l'antiquaire de province qui se pique d'écrire :
« Parbleu ! vous ne pouviez arriver plus à propos ! Il y a des inscriptions que moi, pauvre ignorant, j’explique à ma manière… mais un savant de Paris !… Vous vous moquerez peut-être de mon interprétation… car j’ai fait un mémoire… moi qui vous parle… vieil antiquaire de province, je me suis lancé… Je veux faire gémir la presse … Si vous vouliez bien me lire et me corriger, je pourrais espérer… Par exemple, je suis bien curieux de savoir comment vous traduirez cette inscription...» (Vénus d'Ille), d'où cette réaction pleine de sagesse et sans doute de vérité : « M’étant fait une loi de ne jamais contredire à outrance les antiquaires entêtés, je baissai la tête d’un air convaincu...» (Ibid.)
Les constats de vandalisme devaient être nombreux, chacun s'arrogeant la propriété ou la disposition de restes antiques sur sa propriété... Et comment punir mieux qu'une Vénus de bronze renvoyant la pierre qui lui était jetée : «"Encore un Vandale puni par Vénus ! Puissent tous les destructeurs de nos vieux monuments avoir ainsi la tête cassée !" Sur ce souhait charitable, je m’endormis.» (Vénus d'Ille)
NB : en France, le propriétaire du sol est également propriétaire du sous-sol et de tout ce qu'il contient, sauf exception prévue par la loi (art. 552 du Code civil, depuis 1804...).

Le catalogage des mœurs comme il faudrait les savoir...
« On sait que de tout temps les étudiants de Salamanque et des autres universités d'Espagne ont mis une espèce de point d'honneur à paraître déguenillés, voulant probablement montrer par là que le véritable mérite sait se passer des ornements empruntés à la fortune.» (Âmes du purg...)
« L’usage à Paris, lui dis-je, est de donner un anneau tout simple, ordinairement composé de deux métaux différents, comme de l’or et du platine. Tenez, cette autre bague, que vous avez à ce doigt, serait fort convenable.» || « je remarquai qu’elle couvrit ses beaux cheveux d’un bonnet et d’un chapeau à plumes, car les femmes n’ont rien de plus pressé que de prendre, aussitôt qu’elles le peuvent, les parures que l’usage leur défend de porter quand elles sont encore demoiselles.» || « Cependant, au milieu des cris et des battements de mains, un enfant de onze ans, qui s’était glissé sous la table, montrait aux assistants un joli ruban blanc et rose qu’il venait de détacher de la cheville de la mariée. On appelle cela sa jarretière. Elle fut aussitôt coupée par morceaux et distribuée aux jeunes gens, qui en ornèrent leur boutonnière, suivant un antique usage qui se conserve encore dans quelques familles patriarcales. Ce fut pour la mariée une occasion de rougir jusqu’au blanc des yeux…» (Vénus d'Ille)

Effet muséal, description de tableaux :
«Il y avait dans l'oratoire de la comtesse de Maraña un tableau dans le style dur et sec de Moralès, qui représentait les tourments du purgatoire. Tous les genres de supplices dont le peintre avait pu s'aviser s'y trouvaient représentés avec tant d'exactitude, que le tortionnaire de l'Inquisition n'y aurait rien trouvé à reprendre. Les âmes en purgatoire étaient dans une espèce de grande caverne au haut de laquelle on voyait un soupirail. Placé sur le bord de cette ouverture, un ange tendait la main à une âme qui sortait du séjour de douleurs, tandis qu'à côté de lui un homme âgé, tenant un chapelet dans ses mains jointes, paraissait prier avec beaucoup de ferveur. Cet homme, c'était le donataire du tableau, qui l'avait fait faire pour une église de Huesca. Dans leur révolte, les Morisques mirent le feu à la ville; l'église fut détruite; mais, par miracle, le tableau fut conservé. Le comte de Maraña l'avait rapporté et en avait décoré l'oratoire de sa femme.» (Âmes du purg...)

Observations des mœurs :

A chercher, pour le courage ostensible des héros : calme, amour-propre, danger, froid, froidement, intrépide VS superstition, superstitieux (occ. dans  Chro., Enl., Tamango...)

Dans Tamango : "beau fusil à deux coups, de fabrique anglaise", comme dans Colomba...

Superstition du vendredi (départ du bateau dans Tamango, « Un certain vendredi, jour de mauvais augure », La Partie..., « vous faites un mariage un vendredi ! [...] pourquoi tout le monde a-t-il peur du vendredi ? », Vénus d'Ille, )

La couleur locale :

Propos sur l'Égypte, Mérimée tourne en dérision la mode orientaliste et la couleur locale...

À la fin du Vase..., duel et mort du héros, Saint-Clair, par l'emploi d'un pistolet Manton (comme le fusil dans Colomba). Mais surtout une chute étonnante de la nouvelle, basée sur la mort du héros et articulée autour du bris de deux objets : le précieux vase étrusque cassé par la maîtresse de Saint-Clair pour prouver son amour et le pistolet Manton jeté de dépit et dont le chien se brise. Si le vase symbolise sexuellement la femme et le pistolet l'homme, le bris des attributs sexuels ne peut que signifier la stérilité du rapport des sexes. Or c'est la jalousie et l'amour-propre du héros qui sont seuls responsables de sa mort et du malheur de sa maîtresse avant le mariage (sa fiancée, aurait-on dit quelques décennies auparavant...). La jalousie n'étant qu'une production de l'amour-propre, la nouvelle de Mérimée oppose symboliquement l'amour de l'autre et l'amour de soi, et tente de prouver que trop de l'un rend stérile pour l'autre, la mort étant la preuve et la conséquence de cette stérilité (pas d'enfant).

(bris d'objets symboliques, à moins que ce ne soit le bris symbolique d'objets.)

Littré, à local, pour "couleur locale" :

"Fig. En littérature, couleur locale, observation exacte des moeurs, des usages, des temps et des lieux ; c'est ce qu'on nommait autrefois les moeurs, le costume. Je pouvais à présent corriger mes tableaux, et donner à ma peinture de ces lieux célèbres les couleurs locales, CHATEAUBR. Itin 1re part. Vers l'an de grâce 1827 j'étais romantique.... nous entendions par couleur locale ce qu'au XVIIe siècle on appelait les moeurs ; mais nous étions très fiers de notre mot, et nous pensions avoir imaginé le mot et la chose, MÉRIMÉE, Avertissement de la Guzla, 1840."


4. Ce que le guide et le tourisme font à la littérature

L'histoire, l'intrigue, l'anecdote se trouve ainsi au service d'une visite, d'un enseignement, d'un apprentissage qui s'effectuent auprès d'un accompagnateur, d'un facilitateur, d'un guide touristique qui ne donne pas aux lieux et monuments visités le clinquant des objets rapportés pour faire couleur locale mais leur redonne vie par leur transformation en cadre d'aventures valorisant les données les plus fortes des vies humaines, l'amour, l'orgueil, la jalousie, le défi de la mort.

Le début et la fin des Âmes du purgatoire sont en cela des plus emblématiques :
« On montre aux étrangers la maison de don Juan Tenorio, et tout homme, ami des arts, n'a pu passer à Séville sans visiter l'église de la Charité. Il y aura vu le tombeau du chevalier de Maraña avec cette inscription dictée par son humilité, ou si l'on veut par son orgueil : Aqui yace el peor hombre que fué en el mundo. Le moyen de douter après cela ? Il est vrai qu'après vous avoir conduit à ces deux monuments, votre cicerone vous racontera encore comment don Juan (on ne sait lequel) fit des propositions étranges à la Giralda...»
« Sur son lit de mort, il [Don Juan] demanda comme une grâce qu'on l'enterrât sous le seuil de l'église, afin qu'en y entrant chacun le foulât aux pieds. Il voulut encore que sur son tombeau on gravât cette inscription : Ci-gît le pire homme qui fut au monde. Mais on ne jugea pas à propos d'exécuter toutes les dispositions dictées par son excessive humilité. Il fut enseveli auprès du maître-autel de la chapelle qu'il avait fondée. On consentit, il est vrai, à graver sur la pierre qui couvre sa dépouille mortelle l'inscription qu'il avait composée ; mais on y ajouta un récit et un éloge de sa conversion. Son hôpital, et surtout la chapelle où il est enterré, sont visités par tous les étrangers qui passent à Séville. Murillo a décoré la chapelle de plusieurs de ses chefs-d'œuvre. Le Retour de l'Enfant prodigue et la Piscine de Jéricho, qu'on admire maintenant dans la galerie de M. le maréchal Soult, ornaient autrefois les murailles de l'hôpital de la Charité.»

Au début de Colomba, Miss Nevil programme ainsi le possible séjour en Corse : « Pendant que vous chasseriez, je dessinerais...»
On sait que ce sera l'occasion de rencontrer la culture corse, l'aventure de la façon la plus dangereuse — et son futur époux. Au dernier chapitre, le programme touristique se répète dans les environs de Pise, « pour aller visiter un hypogée étrusque, nouvellement découvert, que tous les étrangers allaient voir.» Aboutissement pour Lydia car « Descendus dans l'intérieur du monument, Orso et sa femme tirèrent des crayons et se mirent en devoir d'en dessiner les peintures ». Pendant ce temps, Colomba aura l'occasion de retrouver le père Barricini, commanditaire du meurtre de son père, et d'achever sa vengeance par des paroles cruelles.
Ainsi, le tourisme se présente comme un cadre souple, tant sur le plan diégétique dans lequel les personnages vivent leurs aventures que sur le plan énonciatif dans lequel le narrateur s'autorise à mettre en scène et commenter. C'est donc pour l'auteur, Mérimée, l'occasion d'un dispositif par lequel il articule les plans diégétique et énonciatif d'une façon assez originale pour que cela constitue en quelque sorte sa signature littéraire.

Mais parvenir à cette sorte de signature n'est pas le but ultime de tous les écrivains. Pour Mérimée, je pense que l'effet sur le lecteur devait avoir plus d'importance. Or, quel peut être l'effet, sur les contemporains, d'un récit où l'accomplissement du projet touristique devient l'occasion d'autres aventures, voire de trouver l'amour, ou la mort, c'est-à-dire une aventure d'un ordre supérieur à ce qui peut se vivre en restant chez soi ? Sans doute un effet d'incitation.
À la différence des voyages de Chateaubriand ou de Stendhal, voyages très personnels que le lecteur ne saurait désirer refaire, à prouver qu'ils fussent réellement accomplis par leurs auteurs, ou des voyages en Orient de Nerval ou de Flaubert, plus artistes et dont les guides paraissent peu fiables, les voyages de Mérimée semblent accessibles et ses indications fiables...

(Dans La Vénus d'Ille, le narrateur commente ce qu'il a vécu en tant que personnage, différenciant bien les sensations vécues sur le vif et les explications ou jugements)


5. Conclusion

Ce qui change le plus, donc, grâce aux dispositifs narratifs de Mérimée, c'est la relation entre les instances de production et les instances de réception du texte. Par-dessus personnages et anecdotes, se déploie une nouvelle forme d'influence de l'un sur l'autre.l'auteur, le narrateur, le lecteur inclus et le lecteur réel.
La possibilité même de cette influence provient de changement de statut des récepteurs possibles, des lecteurs contemporains de Mérimée. Implicitement, Mérimée intègre le fait que ses lecteurs sont mobiles ou en ont la possibilité.
Auparavant, la mobilité était le fait d'une minorité d'individus, pour des raisons de famille, d'affaire, de politique, de religion ou de science. Au XIXe siècle, avec l'essor des transports en commun mais aussi sous l'influence d'une nouvelle conception du territoire peut-être héritée des conquêtes napoléoniennes, puis dans le cadre de l'expansion capitaliste elle-même productrice du colonialisme, cette mobilité des individus devient une réalité vécue beaucoup plus largement par la population, au moins en idée sinon en fait. La littérature ne montre peut-être pas plus ou moins de contrées lointaines, de paysages inconnus ou de mœurs étranges, mais elle propose au lecteur d'y prendre part, d'y être transporté, accomplissant plus efficacement le travail de métaphore en quoi réside étymologiquement la littérature. Balzac recense une forme d'expansion des mœurs bourgeoises dans une France de plus en plus sillonnée, voire réticulée, à l'instar de l'Illustre Gaudissart qui voyage pour vendre des assurances, nouveau produit à l'époque et qui sera un des éléments du capitalisme naissant. Nerval en 1842-43, puis Flaubert en 1849-1851 voyagent en Orient, pour ne citer que les plus célèbres.

Aujourd'hui, quand vous regardez la télévision, vous pouvez connaître la météo sur tous les continents, avec un survol cartographique animé comme si vous étiez dans une navette spatiale... Seule une minorité d'entre nous a effectivement besoin de l'une ou l'autre de ces informations, pourtant ces programmes plaisent et sont l'enjeu de concurrence entre les chaînes. C'est que derrière cette vision d'une petite planète dont on fait le tour en trente secondes, il y a la nécessaire idéologie de la mondialisation dont nous sommes tous tributaires, en bien ou en mal.
Le joli survol météo est ainsi le corollaire des délocalisations, des flux boursiers et des épidémies.
Toutes proportions gardées, on constate chez Mérimée...

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Citations et notes disponibles :

Chro. Charles IX commence par la description d'un « grand bâtiment carré, avec des fenêtres en ogive, ornées de quelques sculptures grossières » puis la brève histoire d'une statue de vierge (p. 16 du pdf), soit, déjà, un fort intérêt monumental et patrimonial, et donc la présence — ici, non dite — d'un narrateur savant. Le narr. invisible s'intéresse ensuite aux inscriptions sur les murs qu'il traite comme des informations historiques précieuses (de 1572), à lire comme un manuscrit chargé de corrections et contenant des indices révélateurs des sentiments populaires (dans un cabaret), à déchiffrer en vue de comprendre la Saint-Barthélemy (Champollion se fait connaître par ses ouvrages de déchiffrement des hiéroglyphes entre 1822 et 1826).

Narrateur invisible mais guide, prêt à contextualiser quand nécessaire : « Il entra dans un cabinet que son frère appelait son oratoire, le mot de boudoir n'étant pas encore inventé.» (Chro. Charles IX, p. 66 = p. 81 du pdf) [mot en effet attesté dans la 4e éd. du Dict. de l'Académie, 1762, et pas avant, alors qu'oratoire est déjà dans le Nicot, 1606 et dans la 1ère éd. de l'Acad., 1694.] Dans la même page, il intervient d'ailleurs au sujet du duel « sous le règne de Henri III et sous celui de Henri IV » (après celui de Charles IX), puis des habitudes de maison : « Un petit laquais apporta des confitures, des dragées et du vin blanc : le thé et le café n'étaient pas encore en usage, et le vin remplaçait toutes ces boissons élégantes pour nos simples aïeux.» [cette dernière expression, « nos simples aïeux », illustrant parfaitement le rôle de guide attentionné que se donne le narrateur].

Mergy recommande à son frère la lecture de Gargantua, paru en 1535, soit 35 ans avant l'action... (Chro. Charles IX, p. 90 du pdf)

« Car les rues de Paris, après huit heures du soir, étaient alors plus dangereuses que la route de Séville à Grenade ne l'est encore aujourd'hui.» (Chro. Charles IX, p. 107 du pdf)

Mais le guide attentionné n'en est pas moins déterminé à ne pas refaire (de) l'Histoire de France. Il en débat dans un bref chapitre intitulé « Dialogue entre le lecteur et l'auteur » (Chro. Charles IX, VIII) dans lequel on lui demande de faire des portraits, de montrer la Cour (de Charles IX), ce qu'il refuse parce que ces gens « ne doivent point jouer de rôle dans [son] roman », comme il refuse « la grande route pour tout faiseur de romans » (p. 124-128 du pdf), ce qui fait dire au lecteur : « Ah ! je m'aperçois que je ne trouverai pas dans votre roman ce que j'y cherchais.»
C'est sans doute l'écho de discussions de Mérimée avec lui-même et avec ses amis au sujet des moyens et des objectifs d'un renouveau dans le roman...


Au début de L'Enlèvement de la redoute, même approche d'un haut personnage facilité par une lettre de recommandation que dans la Chro. du règne de Charles IX... (bien que ce soit censé venir d'un ami ; c'était donc une chose bien courante...)

"quand on battit la diane", pour la cloche du réveil, je suppose (Enl., §.11)

Dans Tamango : "beau fusil à deux coups, de fabrique anglaise", comme dans Colomba...


Superbe ironie lapidaire :

"Le capitaine, pour ratifier le traité, frappa dans la main du Noir plus qu'à moitié ivre, et aussitôt les esclaves furent remis aux matelots français, qui se hâtèrent de leur ôter leurs fourches de bois pour leur donner des carcans et des menottes en fer ; ce qui montre bien la supériorité de la civilisation européenne." (Tamango)

Un homme humain : "L'interprète était un homme humain. Il donna une tabatière de carton à Tamango, et lui demanda les six esclaves restants. Il les délivra de leurs fourches, et leur permit de s'en aller où bon leur semblerait." (Tamango)

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Les premiers paragraphes du Vase étrusque semblent bien être autobiographiques : « il se fit une étude de cacher tous les dehors de ce qu'il regardait comme une faiblesse déshonorante. Il atteignit son but ; mais sa victoire lui coûta cher. Il put celer aux autres les émotions de son âme trop tendre ; mais, en les renfermant en lui-même, il se les rendit cent fois plus cruelles. Dans le monde, il obtint la triste réputation d'insensible et d'insouciant et, dans la solitude, son imagination inquiète lui créait des tourments d'autant plus affreux qu'il n'aurait voulu en confier le secret à personne.»
Or, il est notoire que Mérimée passait pour un insensible, manquant de passion, d'expansion, reproches que l'on fait aussi, souvent, à son écriture.

« Mon devoir d'historien m'oblige à déclarer qu'une nuit du mois de juillet [...] » (Vase..., p. 513, éd. Pléiade)

« "Elle m'a choisi entre tous. Elle avait pour admirateurs l'élite de la société. Ce colonel de hussards si beau, si brave, — et pas trop fat ; — ce jeune auteur qui fait de si jolies aquarelles et qui joue si bien les proverbes [...] » (Vase, Pléiade, p. 514) — n'est-ce pas une autre projection de l'auteur, que l'on sait aussi aquarelliste ?

« Comme je ne puis donner à déjeuner à tous mes lecteurs, je leur ferai grâce des pensées d'amour de Saint-Clair.» (Vase, Pl. 515) — avec la condescendance de l'homme installé ou reconnu, le narrateur installe un cadre "réel" de conversation, assimile le lecteur à son hôte et ami, lecteur qui peut se trouver flatté de cette "relation directe", le contenu de la narration étant à sa discrétion, mais garanti par sa position...

Plus loin, le narr. engage la discussion avec un éventuel "critique", lui demandant s'il a déjà été amoureux... (Vase, Pl. 519)

Dans Europe :
« Vous m'avez appris une chose, lui écrivait Mérimée ; c'est que vous étiez très gai, et que vous aviez la bosse de l'observation comique. Après votre ouvrage sur les Races humaines, et même vos Trois ans en Asie, je vous croyais un grand philosophe et un politique. Maintenant vous me paraissez un humoriste charmant... Permettez-moi de vous féliciter du courage qu'en ce temps d'hypocrisie vous avez eu de dire que ni la superstition, ni l'athéisme, ni l'immoralité ne tuent les sociétés. Les gens bien pensants se proposent, dès que l'Inquisition sera rétablie, de vous brûler à petit feu, en expiation de plusieurs énormités, et singulièrement pour vos prédictions sinistres... Vous savez le français, langue un peu négligée en ce temps-ci. » (Cité par GASTON DESCHAMPS « Gobineau, », Temps, 9 septembre 1905) (Europe, 1er octobre 1923, n° spécial Gobineau, p. 145)

impassibilité de Mérimée devenue proverbiale puisqu'elle sert en 1947 à Claude Roy pour qualifier Henri Calet : "l'impassibilité d'un Mérimée de quartiers pauvres et de loges de concierges minables" (Europe, octobre 1947)

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Les « naturels de l’île » (Corses d’avant les Romains, Notes d'un voyage en Corse,, 1840, p. 2)

Une « race, peut-être aborigène », une « race barbare » (NVC, 5)

Des « peuplades corses », différentes des « naturels de l’île » (NVC, 5)

Les « naturels de l’intérieur », pas soumis à l’empire romain (NVC, 7)

Des « battues dans les montagnes, pour se procurer des esclaves » (NVC, 7-8)

La « tradition » de « vengeance » (NVC, 9)

Le « langage des annalistes nationaux » (NVC, 9)

« polir les mœurs sauvages » (NVC, 10)

« détachement ironique », « Certains lecteurs, habitués aux solides trames romanesques, restent décontenancés devant ces sortes de promenades guidées — qui répondent pourtant au principe même des Chroniques.», « Mérimée figure parmi les intellectuels intéressés par le renouveau historiographique » (Xavier Darcos à l'Académie des Sciences morales et politiques)