L’écriture, une posture militante

« L’écriture, une posture militante » / entretien de Philippe Savary avec Antoine Volodine, Le Matricule des Anges, n° 20, juillet-août 1997, p. 20-22.

Pour mémoire :

En se frottant au monde qui ne tourne pas rond, Antoine Volodine prône une littérature autre, violente, sincère, en lutte contre toute forme de consensus, rejetant alibis et hypocrisie culturels. Rencontre avec celui qui a donné un nom à ses univers fictionnels si singuliers : le post-exotisme. Tentatives d’orientation.

Éliminons tout de suite la dimension biographique. Pourquoi tant de réserve et de flou sur votre vie ?

Parce qu’il y a un flou réel. C’est quelque chose que je vais utiliser de façon romanesque, dans un cadre d’autobiographie publiée. Ces flous seront expliqués. C’est tout ce qui concerne l’ascendance, les lieux, la naissance, l’histoire familiale. Tout cela, je n’ai pas envie de le déflorer en le disant. Si j’ai beaucoup de réticences à répondre à des questions sur mon enfance, sur l’identité réelle, c’est que par pudeur ça me semble absolument exclu que publiquement on s’intéresse à quelque chose qui ne peut intéresser que moi. On s’égare dans un domaine privé sur lequel j’aimerais toujours avoir un contrôle et surtout qui n’a rien à voir avec ce que je fais.

Les écrivains français aiment tellement raconter leur enfance… Ça n’a pas été pour vous une expérience déterminante ?

S’il y avait une lecture psychanalytique sérieuse de tout ce que j’ai fait, on trouverait beaucoup de choses, beaucoup plus que dans Un Sac de billes de Joffo. Le rapport aux rêves, la découverte des mots, ce sont des niveaux qui parlent de l’enfance. Ce qui est absent, en revanche, c’est la description de la cour d’école, de la guerre d’Algérie pendant mon enfance. La manière des écrivains français d’être très attentifs à ce sujet pour leur fiction ou leur non-fiction, c’est une manière un peu lassante de concevoir l’écriture. C’est le niveau zéro. Ce qui m’énerve un peu dans cette littérature, c’est cette complicité trop facile avec des expériences que le lecteur connaît si bien que pendant la lecture, il ne se remet pas en cause, ne réfléchit pas.

Justement, dans chacun de vos livres, la construction romanesque repose sur plusieurs niveaux narratifs où les degrés de fiction s’entremêlent. Le lecteur doit constamment décoder, déchiffrer… En avez-vous conscience ?

Ce déchiffrement est quelque chose qui devrait, à la longue, ne plus être fait. Mon idée, c’est de donner des livres dont le lecteur de librairie prenne connaissance mais en ayant le sentiment que ce sont des livres qui ne s’adressent pas à lui. Les narrateurs de mes livres s’adressent à des gens qui leur sont proches, qui leur sont égaux, qui partagent avec eux les mêmes références, la même culture. Lorsque le lecteur s’introduit dans un de mes textes, il s’introduit dans quelque chose où il est étranger. L’univers que je mets en scène, c’est une sorte de forêt vierge qu’on peut lire en laissant beaucoup de choses inexplorées. Et j’espère bien guider le lecteur de librairie. Faire fonctionner un livre comme une passerelle de culture à culture, ou de rêves à rêves, c’est quelque chose de présent dans mon projet.

Vous parlez de forêt vierge. Vos personnages vivent effectivement tous dans un monde particulièrement hostile…

En plaçant mes narrateurs et leurs personnages dans des mondes de l’hostilité et de l’extrême, j’adopte un point de vue qui permet à l’être de révéler pleinement ce qu’il contient : dans le ventre et dans l’âme. Confrontés à la violence destructrice du décor, ces hommes et ces femmes s’efforcent de progresser dans la narration avec des techniques mentales qui s’apparentent à des techniques de combat. Ce sont des conditions d’existence littéraire où la tricherie moderne, la superficialité des sentiments, des engagements, deviennent impossibles. Cet extrême est à la fois celui du climat, de la violence et de la folie. Mais, avant tout, c’est un extrême de la voix, une expression qui coïncide avec un cri du désespoir. On accompagne la mort qui a eu lieu ou qui va avoir lieu.

Cette situation d’hostilité les oblige à construire un monde virtuel. Cette distance, ça serait la façon la plus objective de décrypter le sens du réel ?

En effet, la distance permet de refabriquer quelque chose d’original avec le réel. Mais je ne procède pas à un décryptage, il s’agit plutôt d’une attitude hostile à l’égard du réel, d’une observation méfiante. Les narrateurs mènent une sorte de combat obscur contre le réel, qui se superpose à l’entreprise romanesque. Il y a une vibration, une tension qui traduisent une urgence agressive dans la prise de parole. L’écriture, quel que soit le sujet du livre, devient une posture militante, un geste de combat contre le monde ennemi.

Vos personnages vivent également dans une totale marginalité, qu’elle soit géographique, sociale, politique, voire même génétique… Pourquoi cet attrait pour l’exclusion ?

Marginalité et clandestinité sont des données supplémentaires qui indiquent bien quel est le rapport de mes narrateurs au monde officiel et au réel. Tous refusent ce monde ou ont été blessés par lui. C’est depuis un au-delà du monde que les livres sont dits. Les personnages reflètent les obsessions qui habitent le monde intérieur des narrateurs : ce sont des révoltés qui, comme les narrateurs, sont destinés à être toujours vaincus, des femmes et des hommes déviants, n’ayant pas de statut social, condamnés à parler depuis le plus bas de l’échelle sociale ou mentale. Bien entendu, je partage avec les sur-narrateurs qui orchestrent cette culture une attirance pour les situations de désastre et d’exclusion. Tous mes romans sont organisés selon une logique totalitaire qui est celle de la destruction désastreuse et de la survie en marge. C’est le paysage mental fondamental du post-exotisme. Le décor varie, mais, à l’intérieur, on a ça, la déglingue, la catastrophe, la défaite.

Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par post-exotisme ?

Au départ, un terme en “-isme” a été choisi, à peu près au hasard, pour affirmer que je me situais pas dans les catégories littéraires où l’on voulait, tant bien que mal, me faire rentrer. Dès la Biographie comparée de Jorian Murgrave, le post-exotisme a existé de façon empirique. Ensuite, ma réflexion s’est étoffée. Disons que sous ma signature, comprise comme celle d’un prête-nom, paraissent les ouvrages de plusieurs écrivains anonymes -les sur-narrateurs- qui appartiennent à un même mouvement de pensée -l’utopie extrémiste. Ces sur-narrateurs partagent le même destin : la défaite physique après l’action révolutionnaire, la défaite morale, l’oubli, la mort, l’emprisonnement. Ces textes sont écrits pour des lecteurs considérés comme complices. Ils sont écrits ou dits, récités, murmurés, depuis un monde clos. Les sur-narrateurs racontent des histoires et, quelque part dans le tissu romanesque, ils font passer quelque chose de leur culture de marge et de révolte. En mettant en scène des personnages, ils exposent leur propre imaginaire et leur mémoire, et leurs hantises.

L’appartenance de vos personnages au monde psychiatrique est toujours très forte. Pouvez-vous en expliquer les raisons ?

Les sciences exactes m’ont toujours intéressé, la connaissance du corps, la connaissance du squelette, des noms qui sont donnés à tout ce qui fait marcher l’être. La physiologie, la psychiatrie, en tant qu’approche de l’enveloppe qui cache l’être, m’intéresse. La peur devant la mort, devant la perte de l’inconscient, l’inconscient qui est perdu lorsque on meurt, mais qui est également presque perdu quand on est fou, cela fait partie des peurs de mes narrateurs que je peux partager avec eux.

La place de la politique est aussi omniprésente dans vos fictions. Est-ce que vous tenez pour sûre la perte des idéologies ?

Ne parlons pas de moi. Mes personnages ne considèrent pas du tout que les idéologies soient perdues. Ils sont mus, ils sont totalement habités par des idéologies radicales, extrémistes, égalitaristes. Ce qui est en face d’eux, ce n’est pas la perte d’une identité révolutionnaire; ce à quoi ils sont confrontés, c’est la disparition des conditions permettant à l’utopie généreuse de se concrétiser. C’est la défiguration du rêve généreux qui les fait souffrir.

N’empêche que ces idéologies ont échoué…

Oui, je décris l’échec. Ecrire ses livres, c’est un rituel de la mise en scène de la défaite, de l’écrasement. Mes personnages ont la conviction que cette utopie, cette idéologie libératrice, fraternelle, égalitariste reste bonne, mais elle a totalement échoué. Elle n’a abouti qu’au malheur. De toute façon, le monde qui est le monde réel, c’est le monde du malheur, avant les tentatives révolutionnaires, pendant et après. L’existence du malheur est une donnée du destin humain.

Pourquoi cette attirance pour le malheur, le chaos, cette vision catastrophique de l’humanité ?

D’abord, peut-être qu’il y a une attirance morbide… (silence) J’appartiens à une génération en Europe, en France marquée par les échos de la guerre d’Indochine, de Corée, d’Algérie, du Viêt-nam. J’appartiens à la génération qui a découvert les abominations de l’Holocauste. Mon regard politique s’est fait en apprenant ce qui avait précédé, c’est-à-dire depuis le début du siècle, une sorte de convulsions, d’atrocités, de massacres en masse, de boucherie, de famine, de non résolution absolue de la plaie qu’a l’humain de s’autodétruire. Tout cela, je le porte dans ma vision du monde. C’est le monde d’aujourd’hui, absolument pas stabilisé, avec un élément nouveau qui est l’absence d’espoir. Cette déchirure permanente que vit l’humanité, c’est quelque chose qui me hante, qui a rapport avec cette volonté d’écrire, de crier, de créer quelque chose qui est le reflet de tout ça, un refuge possible, hors de tout ça. Mais le refuge est un peu cauchemardesque, c’est le moins qu’on puisse dire.

La société dans laquelle vos personnages développent leur fiction, c’est une société totalitaire. On pense toujours à un régime type pays de l’Est ou vaguement caucasien…

Pas du tout. Mes personnages sont en lutte contre l’Etat, contre une manipulation de leur pensée. Ça renvoie à un rejet du totalitarisme. J’y inclus le stalinisme et le capitalisme, évidemment sous sa forme nazie mais également sous la forme grisailleuse de la social-démocratie des années 70 en Allemagne qui grimpe partout dans le monde.

Cela vous irrite qu’on dise que vous êtes un écrivain pessimiste ?

Mes personnages sont au-delà du pessimisme. C’est la société qui suscite le pessimisme de la parole. C’est une donnée de base. Autre donnée de base effrayante : la mort est inévitable. Si les gens ne veulent pas entendre ça, ils ne sont ni optimistes, ni pessimistes, ils sont manipulés. Mes livres servent à démanipuler le lecteur, de les mettre en face de ce réel laid. C’est sûr que je suis un peu troublé quand je vois que cette vision catastrophique d’un monde cataclysmique paraisse si étonnamment pessimiste, si étonnamment violente. Je suis étonné de voir que tant de voix d’auteurs contemporains fabriquent des fictions qui remuent vraiment très peu de choses.

Dans Alto solo, vous parlez à cet égard de lâcheté…

Pas seulement dans Alto solo. Je parle très souvent de veulerie, de reniement parce que la voix des sur-narrateurs mise en scène est une voix troublée par l’entourage culturel qui veut mettre l’art au service de l’enrichissement personnel, plus que de la parole, de l’expression des choses importantes dont l’humanité est porteuse aujourd’hui. Cela dit, je sais très bien que s’exprimer n’aide pas à vivre, s’exprimer ne construit rien, les mots détruisent; mais tout en ayant cette conscience, autant s’exprimer pour décrire autre chose qu’avec complaisance -parce que ça plaît au public- l’univers grisailleux que nous vivons aujourd’hui, sans aller plus loin que cette mise en scène appauvrie et appauvrissante de ce quotidien, ou alors d’un petit passé bien simple.

Cette distinction, vous la faites dans Lisbonne, dernière marge, avec d’un côté la littérature officielle et de l’autre la littérature des poubelles qui cherche la vérité.

C’est la mienne. C’est celle qui est rejetée, qui a des difficultés à exister, mal reconnue. Si un jour je fais partie de la littérature officielle, je serais très triste. Je crois parce que j’aurai été lâche, j’aurai fait une concession au goût du public, de la critique, du fric ou de la réussite. J’aimerais poser mon édifice post-exotique dans le paysage de la littérature officielle, lui assurer l’existence d’objet inamical qui pourrait être aimé par tous. Qui témoignerait d’une littérature autre, violente, pleine d’émotions, en désaccord avec le monde tel qu’il est…

Dans ce monde éclaté que vous mettez en scène, y a-t-il un salut possible, une porte de sortie ?

Non. Le salut que choisissent tous mes personnages, c’est d’une part les mots qui détruisent, et d’autre part cette plongée par les mots dans d’autres univers parallèles, des univers oniriques habitables. La seule porte de sortie, c’est un refuge provisoire qui est celui de la négation du réel dans une construction intellectuelle, consciente ou inconsciente, ou littéraire ou idéologique. La négation du réel est une technique de survie. Dans Nuit blanche en Balkhyrie, une des techniques de survie, c’est de ne pas respirer. Souvent mes personnages traversent les scènes de violence, d’incendie, de meurtre en apnée. C’est une technique de survie absurde.

Parlons de Nuit blanche en Balkhyrie. Le narrateur s’appelle Breughel comme dans votre précédent livre Le Port intérieur. Il y aussi d’autres similitudes : il est écrivain, met en scène des histoires d’amour, il y a un asile de fou. Est-ce une suite, une variation ?

Breughel est un nom que j’utilise en fiction depuis les années 80 lorsque j’ai fait paraître des textes dans plusieurs numéros d’une revue poétique qui s’appelait Les Cahiers de Schibboleth. Utiliser le même patronyme ne veut pas dire reprendre le même personnage. On a simplement donné de très petits éléments à deux écrivains différents. On leur a dit : il faut mettre une histoire d’amour avec un hôpital psychiatrique où la femme est psychiatrisée, mettre un personnage qui s’appelle Breughel qui est le narrateur, et un ennemi du narrateur qui s’appelle Kotter. Voilà, et puis c’est tout. Maintenant, vous écrivez quelque chose. On aurait deux ouvrages totalement différents mais qui résonnent l’un avec l’autre et qui renvoient à des préoccupations culturelles communes. On aurait donc deux livres de littérature post-exotique.

Comment est né ce livre ?

L’élaboration d’un livre se fait en plusieurs phases, en plusieurs années, sur les ruines de versions successives, qui s’améliorent, qui se complètent, qui se contredisent. La toute première chose qui a existé, c’était une suite de douze tableaux, des proses poétiques disons, qui décrivaient la prise du pouvoir par Kirghyl, l’écrasement de l’opposition, la violence. Il y avait de la neige, des loups. Ça formait quelque chose que j’avais appelé Un Opéra balkhyr et qui aurait pu paraître sous forme de nouvelles. J’ai fabriqué autour et avec cela un roman en 1990 qui est resté dans les limbes. Six ans plus tard, je l’ai repris, mais j’avais un autre vécu, d’autres livres avaient été publiés, faisant exister et sonner les mots de façon différente, rendaient obsolètes certaines scènes, certaines réflexions, certaines manières de dire.

Vous travaillez donc avec en tête plusieurs livres potentiels ?

Beaucoup de choses sont dans des tiroirs. Certaines n’existeront pas, d’autres vont vers l’existence. Le Nom des singes est un livre que j’ai porté en moi pendant près de dix ans. Je sais où je vais. Si Nuit blanche en Balkhyrie n’était pas paru, ça m’aurait beaucoup embêté car cela aurait contrarié l’édifice littéraire que je suis en train de fabriquer. Ces images, cette réflexion, cette relation entre l’obscurité, le néant, cette vibration du néant, c’est quelque chose qui devait exister maintenant. Je ne pouvais pas reporter ça indéfiniment en faisant paraître autre chose.

Votre arrivée chez Gallimard, après quatre romans publiés aux Éditions de Minuit, c’est la fin d’un cycle ?

Non, c’est la continuation. Il s’agissait de faire exister dans de bonnes conditions quelque chose à quoi je tenais. Nous n’avions pas, les Éditions Minuit et moi, les mêmes relations au texte que je donnais. De ce malaise permanent, j’ai douté que Nuit blanche en Balkhyrie soit bien défendu.

Dans quel état physique et mental êtes-vous lorsque vous terminez la rédaction d’un livre ?

Dur à dire… parce que justement c’est un long processus. Ce n’est pas comme dans des films sur Beethoven où la 7e Symphonie est écrite en une nuit. Il y a du travail qui dure des mois, des années. Je suis content parce que je sais que j’ai mis tout, j’ai été sincère. On va encore dire que je suis pessimiste, que je suis horrible finalement. La sensation que j’ai, c’est : je peux mourir maintenant.

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