L’âge des ombres

Emmanuel Laugier, « L’âge des ombres », Le Matricule des Anges, n° 20, juillet-août 1997, p. 21.

Pour mémoire :

Nuit blanche en Balkhyrie s’ouvre par la description d’un lieu, un squat, un asile? et d’un homme, Breughel. On sait seulement qu’il est dans un monde qui, probablement, fête la victoire de ses élus, ce qui signifie que d’autres vivent leur défaite. Ecrivain, Breughel est reclus dans un camp d’internement, lieu concentrationnaire qui se trouve entre deux autres mondes, “Le monde crânien, (…) et enfin le monde proprement dit, immense, auquel nous avions donné le nom de Balkhyrie et où la guerre dès le premier jour avait fait rage“. Probablement prostré, “La suie avait durci autour de ma tête“, Breughel le dit d’entrée : il ne s’empêche pas “de sombrer vers des tréfonds sans lignes droites, vers l’oubli“. Mais qu’est-il arrivé à cet homme ? qui ne le fasse pas craindre de s’oublier, de perdre le contact avec les êtres qu’il aime ? Breughel est dans la position de l’homme traqué. En fait, après quelques pages qui nous plonge d’abord dans une sorte de monologue d’autiste, on rencontre Kotter, le “spécialiste du cerveau et de son lavage“. Et on y apprend que Breughel a été lobotomisé. Les premiers dialogues entre les deux hommes l’attestent, avec un humour noir et grinçant : “– On a pour objectif une micro-zone, annonçait Kotter. On va t’extirper de la bouillie encéphalique, mon gars. Gros comme une cuillère à soupe, pas plus, hein. On va te fusiller les neurones qui te rendent dangereux et bizarre. Juste ceux-là, hein. Ça ne te diminuera en rien.” Les premières lignes du livre se mettent en place à partir de digressions multiples, qui laissent la narration se perdre, se reprendre et encore se brouiller : des descriptions physiques et denses de paysages ravagés, une profusion de personnages -les “fous” de Breughel, sortes d’effigies, de marionnettes, de sacs de tissus remplis de laine, de morceaux d’anorak- comme la douce Molly avec qui Breughel essaye de reprendre contact par d’étranges appels radio, d’impressions et d’expériences mentales ou corporelles. Nuit blanche en Balkhyrie est sans doute le roman le plus complexe de Volodine. Quatre parties le structurent. On passe par le temps de l’avant et l’après défaite d’une guerre, par les différents tableaux d’un livret d’opéra écrit par Breughel, et par le dernier chapitre, Molly, qui répond à l’une des premières pages du roman : “Breughel appelle Molly, disais-je. Répondez“.

Le seul repère à ces appels radio, qui sont autant de signes d’une tentative infinie de reconstruction mentale de l’identité de Breughel, est celui d’un engagement. “On nous avait incarcérés parce que nous avions rêvé trop fort et à trop haute voix, et souvent avec des armes, et aussi parce que nous avions perdu successivement toutes les batailles sans en excepter une seule.

Et ce récit, que tente de retrouver Breughel, un bout de cerveau en moins, en parlant à Molly, dessine aussi l’engagement d’un auteur dans une langue qui essaye de faire exister ce que tout totalitarisme dissout. Le rêve de Breughel et celui de Molly, que la première phrase du livre ouvre, et que les suivantes disséminent à la face du monde balkhyr, “Tisse une histoire, notre histoire“, celle des commencements et du rêve de quelques infatigables perdants.

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