Voix d’os

Antoine Volodine, « Voix d’os / murmurat inédit en 777 mots », Le Matricule des Anges, n° 20, juillet-août 1997, p. 23.

Pour mémoire :

« Quand tout nous avait été retiré, même les masques, nous écoutions les musiques de Tchuang. Nous avions abouti sur les dépôts d’ordures ou en prison, nous étions enfouis dans les cendres jusqu’à l’oubli, et nous énumérions les morts : Maria Schrag, Siegfried Schulz, la commune Katalina Raspe, le commando Verena Goergens, Infernus Iohannes, Golpiez, Breughel, la commune Ingrid Schmitz et tant d’autres. Il ne restait plus, parmi les poètes de la subversion, que des ombres. A l’extérieur, les maîtres envoyaient leurs chiens fouiller les décombres que nous avions habités, et ils ordonnaient à leurs clowns de salir odieusement les paroles que nous avions prononcées au cœur des flammes. C’est dans ces moments de détresse que nous ressentions le besoin d’entendre un écho de ce qui avait nourri, autrefois, nos existences. Nous nous regroupions avec difficulté, en tâtonnant, nous retraversions ensemble les premières épreuves obscures de l’obscurité, au péril de notre mémoire nous parcourions cela, des rues poussiéreuses, des ruines, de longs marécages de suie, et, finalement, nous retrouvions le chemin du local et nous en poussions la porte. Dans leurs orbites vides, sous leurs paupières ou par-dessus, quelques survivants facétieux calaient des pierres grisâtres, des galets arrondis, avec l’idée de théâtraliser ainsi un simulacre désespéré de courage. En affection grande nous nous prenions la main jusqu’aux ténèbres, puis nous formions un amas au fond de la cave : en très affectueuse harmonie. Par intervalles, pour signaler aux autres leur position, ceux qui avaient des galets les ôtaient de leur logement et les entrechoquaient, disant : Siegfried Schulz appelle Tchuang, répondez, ou : Katalina Raspe appelle Tchuang, répondez. Parfois la porte du local s’ouvrait brusquement, les gonds grinçaient, le panneau cognait contre le mur. Nous nous taisions. Une torche était promenée ici et là dans le vide épais, cherchant à débusquer des clandestins ou des écrits interdits. Comme rien ne nous différenciait des débris, les enquêteurs ne décelaient pas notre présence, et la porte se refermait. Après une heure ou deux de vigilance, l’un d’entre nous reprenait, disant : Golpiez appelle Tchuang, répondez. Alors, au milieu du noir, la musique naissait, très intense, se jouant des frontières organiques et pénétrant en chacun tantôt depuis l’intérieur du local, tantôt depuis le refuge de nos crânes. Nous murmurions une poignée de phrases terribles, jadis émises par les moines de l’automne et par les dissidents, nous chuchotions des chants d’angoisse de la commune Ingrid Schmitz, puis nous nous recroquevillions plus solidairement encore en nos enveloppes. *La musique de Tchuang prêtait son architecture à nos formes, la musique de Tchuang recomposait ce qui de nous avait été détruit et souillé, nos enfances disloquées et souillées, les songes que les animaux des maîtres ou les clowns officiels des maîtres avaient distordus et souillés. Au fil des rythmes, plus hermétiquement encore nous recommencions à exister en nos enveloppes. Nous nous tenions à présent par la pulpe des doigts, par la chair des paumes et par le souvenir, soudain inaccessibles et immobiles, invulnérablement dansants, en écharpes de feu, marbrés de noir dans les transparences noires du feu, d’image en image errant et d’un rêve l’autre, exilés, déguisés en oiseaux de pierre, en aigles de sang, toujours vêtus de loques, endormis à perdre haleine, mendiant, hors de toute durée, des aventures et du combat, puis de nouveau soumis à la durée, de nouveau ailleurs, tremblant de beauté, très émus. Un phénomène se produisait que nous nommions entrevoultement ou houle de voûte et qui faisait qu’en partant de la musique on accédait aux mêmes univers oniriques qu’en récitant les poèmes. Nous nous émerveillions de pouvoir refaire le voyage que par amitié pour nous, dans la solitude et la violence, avaient accompli les hommes et les femmes dont humblement nous désirions honorer les traces. La musique de Tchuang ressuscitait ces traces et nous donnait la force de les dire. Parfois je me levais dans les ténèbres du local, me heurtant contre ceux qui avaient survécu mais ne bougeaient pas, écoutant ce qui continuait à gronder et persistait infiniment, le balancier d’un océan dans l’entêtement de nos têtes, la respiration d’un narrateur dans le silence de nos oscillations osseuses. Je me levais, je cognais l’un contre l’autre les cailloux que des larmes avaient irrités, j’allais ouvrir la porte. Il faisait noir comme dans les romans de Golpiez. Je désirais poursuivre la lutte, maintenant que la musique m’avait insufflé assez d’énergie pour lutter et pour poursuivre. Je vérifiais que personne ne marchait dans la rue, je m’asseyais devant la porte, je restais longtemps là, en équilibre, assis ou accroupi. Je brutalisais de nouveau les cailloux et je laissais ma voix s’écouler, disant : Golpiez appelle Tchuang, répondez, ou : Ici Golpiez, il fait très noir, répondez.»

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