La décristallisation, merci Stendhal

samedi 12 février 2011, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

Sixième séance sur Bel-Ami. Je dois revenir sur la mort, à Cannes, de l’ami Forestier, qui termine la première partie. Pour bien comprendre la suite. Georges Duroy, tout près du cadavre encore chaud, fait des avances à la veuve, Madeleine, avances auxquelles elle répond à peu près qu’au-delà d’un temps décent de veuvage, il se pourrait bien que ce soit oui.
La deuxième partie s’ouvre sur deux chapitres d’une grande densité. Le premier pourrait s’intituler la mystification et son envers ; le suivant, de la jalousie à la décristallisation. En effet, Georges et Madeleine y complotent rien moins que de se marier, de changer de nom, de s’anoblir sans vergogne en M. et Mme Du Roy de Cantel, de reprendre le tandem du journaliste dont l’épouse est le nègre, de lancer une campagne d’articles pour faire tomber le gouvernement, servir les intérêts financiers du patron du journal et de ses amis, de faire obtenir un maroquin à l’un des amis de Madeleine, de s’enrichir eux-mêmes et… et… on verra…
Juste après le mariage, pour une raison géniale qui n’appartient qu’à Maupassant, ils vont à Canteleu, version patois normand de Chanteloup et dont le Croisset de Flaubert est un hameau, chez les très rustiques parents de Georges, c’est-à-dire dans l’antithèse géographique, sociale et humaine de ce que sont les Georges et Madeleine de Paris, une antithèse qui est aussi leur origine, ce monde rural qu’ils rejettent de toutes leurs forces et qui laisse apercevoir au lecteur combien leur mystification leur est nécessaire pour se faire accepter dans Paris, y être sur un pied d’égalité avec les ministres, les nobles, les financiers, leur clique et leurs claques.
Le chapitre suivant les voit dans leur gloire, professionnelle et amoureuse. Il y a juste un petit truc qui cloche, façon Horla, déjà, c’est la présence du mort, qui, au lieu de s’effacer avec le temps, devient permanente, puis obsédante, comme un retour du refoulé. Vu que Georges s’est installé dans la maison, les chaussons, la situation et même la femme du mort, justement, ça n’a rien d’étonnant. Or, c’est bien connu, le bonheur conjugal appelle la crainte, la crainte le doute, le doute la méfiance, et la méfiance la jalousie. Et la conscience de Georges ne voit rien venir. Ce sont ces rapides affres de la jalousie (on ne va pas y passer deux mille pages comme chez Proust) qui vont sonner l’alarme et faire péter le câble, un soir, en calèche, au bois…

« Et, tout à coup, il eut envie de retourner chez eux, une envie nerveuse qui lui serrait le cœur. Mais l’image de Forestier était rentrée en son esprit, le possédait, l’étreignait. Il ne pouvait plus penser qu’à lui, parler que de lui.
Il demanda avec un accent méchant :
– Dis donc, Made ?
– Quoi, mon ami ?
– L’as-tu fait cocu, ce pauvre Charles ?
Elle murmura, dédaigneuse :
– Que tu deviens bête avec ta rengaine.
Mais il ne lâchait pas son idée.
– Voyons, ma petite Made, sois bien franche, avoue-le ? Tu l’as fait cocu, dis ? Avoue que tu l’as fait cocu ?
Elle se taisait, choquée comme toutes les femmes le sont par ce mot.
Il reprit, obstiné :
– Sacristi, si quelqu’un en avait la tête, c’est bien lui, par exemple. Oh ! oui, oh ! oui. C’est ça qui m’amuserait de savoir si Forestier était cocu. Hein ! quelle bonne binette de jobard ?
Il sentit qu’elle souriait à quelque souvenir peut-être, et il insista :
– Voyons, dis-le. Qu’est-ce que ça fait ? Ce serait bien drôle, au contraire, de m’avouer que tu l’as trompé, de m’avouer ça, à moi.
Il frémissait, en effet, de l’espoir et de l’envie que Charles, l’odieux Charles, le mort détesté, le mort exécré, eût porté ce ridicule honteux. Et pourtant… pourtant une autre émotion, plus confuse, aiguillonnait son désir de savoir.
Il répétait :
– Made, ma petite Made, je t’en prie, dis-le. En voilà un qui ne l’aurait pas volé. Tu aurais eu joliment tort de ne pas lui faire porter ça. Voyons, Made, avoue.
Elle trouvait plaisante, maintenant, sans doute, cette insistance, car elle riait, par petits rires brefs, saccadés.
Il avait mis ses lèvres tout près de l’oreille de sa femme :
– Voyons… voyons… avoue-le.
Elle s’éloigna d’un mouvement sec et déclara brusquement :
– Mais tu es stupide. Est-ce qu’on répond à des questions pareilles ? » (p. 251-252)

[…]

« Il demeurait immobile, les bras croisés, les yeux au ciel, l’esprit trop agité pour réfléchir encore. Il sentait seulement en lui fermenter cette rancune et grossir cette colère qui couvent au cœur de tous les mâles devant les caprices du désir féminin. Il sentait pour la première fois cette angoisse confuse de l’époux qui soupçonne ! Il était jaloux enfin, jaloux pour le mort, jaloux pour le compte de Forestier ! jaloux d’une étrange et poignante façon, où entrait subitement de la haine contre Madeleine. Puisqu’elle avait trompé l’autre, comment pourrait-il avoir confiance en elle, lui !
Puis, peu à peu, une espèce de calme se fit en son esprit, et se roidissant contre sa souffrance, il pensa : « Toutes les femmes sont des filles, il faut s’en servir et ne rien leur donner de soi. »
L’amertume de son cœur lui montait aux lèvres en paroles de mépris et de dégoût. Il ne les laissa point s’épandre cependant. Il se répétait : « Le monde est aux forts. Il faut être fort. Il faut être au-dessus de tout. »
La voiture allait plus vite. Elle repassa les fortifications. Du Roy regardait devant lui une clarté rougeâtre dans le ciel, pareille à une lueur de forge démesurée ; et il entendait une rumeur confuse, immense, continue, faite de bruits innombrables et différents, une rumeur sourde, proche, lointaine, une vague et énorme palpitation de vie, le souffle de Paris respirant, dans cette nuit d’été, comme un colosse épuisé de fatigue.
Georges songeait : « Je serais bien bête de me faire de la bile. Chacun pour soi. La victoire est aux audacieux. Tout n’est que de l’égoïsme. L’égoïsme pour l’ambition et la fortune vaut mieux que l’égoïsme pour la femme et pour l’amour. »
L’arc de triomphe de l’Étoile apparaissait debout à l’entrée de la ville sur ses deux jambes monstrueuses, sorte de géant informe qui semblait prêt à se mettre en marche pour descendre la large avenue ouverte devant lui.
Georges et Madeleine se retrouvaient là dans le défilé des voitures ramenant au logis, au lit désiré, l’éternel couple, silencieux et enlacé. Il semblait que l’humanité tout entière glissait à côté d’eux, grise de joie, de plaisir, de bonheur.
La jeune femme, qui avait bien pressenti quelque chose de ce qui se passait en son mari, demanda de sa voix douce :
– À quoi songes-tu, mon ami ? Depuis une demi-heure tu n’as point prononcé une parole.
Il répondit en ricanant :
– Je songe à tous ces imbéciles qui s’embrassent, et je me dis que, vraiment, on a autre chose à faire dans l’existence.
Elle murmura :
– Oui… mais c’est bon quelquefois.
– C’est bon… c’est bon… quand on n’a rien de mieux !
La pensée de Georges allait toujours, dévêtant la vie de sa robe de poésie, dans une sorte de rage méchante : « Je serais bien bête de me gêner, de me priver de quoi que ce soit, de me troubler, de me tracasser, de me ronger l’âme comme je le fais depuis quelque temps. » L’image de Forestier lui traversa l’esprit sans y faire naître aucune irritation. Il lui sembla qu’ils venaient de se réconcilier, qu’ils redevenaient amis. Il avait envie de lui crier : « Bonsoir, vieux. »
Madeleine, que ce silence gênait, demanda :
– Si nous allions prendre une glace chez Tortoni, avant de rentrer.
Il la regarda de coin. Son fin profil blond lui apparut sous l’éclat vif d’une guirlande de gaz qui annonçait un café-chantant.
Il pensa : « Elle est jolie ! Eh ! tant mieux. À bon chat bon rat, ma camarade. Mais si on me reprend à me tourmenter pour toi, il fera chaud au pôle Nord. » Puis il répondit :
– Mais certainement, ma chérie. Et, pour qu’elle ne devinât rien, il l’embrassa.
Il sembla à la jeune femme que les lèvres de son mari étaient glacées. » (Maupassant, Bel-Ami, p. 253-255)

C’est ce qui s’appelle la décristallisation, merci Stendhal.  Ici sur le vif, en direct, non ?

Résonance étrange dans le contemporain, avec le livre de Marc Pautrel, reçu en décembre et fini ces jours-ci. Je dis étrange, pour moi, parce que je n’ai jamais vraiment eu de désir d’enfant, et je n’ai jamais pensé qu’un enfant pouvait être l’emblème ou le ciment d’un couple, voire sa raison d’être.

« J’entends résonner en moi des coups de gong, des chocs sourds comme un glas répété et de plus en plus puissant, et je tressaille, je vibre, je cède sous le poids des secousses. Je n’étais pas venu sur terre pour ça.
J’essaie de penser à elle, de lui prêter attention, mais je n’y arrive pas, c’est comme si elle était sortie de moi et avait été propulsée à des milliers de kilomètres, je la vois mais elle semble devenue une simple amie, une relation plus ou moins personnelle, je réalise que quelque chose a été balayé. Je fais mon maximum pour la protéger de ce sentiment. Je m’occupe d’elle mais je suis ailleurs, j’ai la tête plongée dans un puits. »
(Marc Pautrel, Un Voyage humain, p. 72)

Sous la franchise du narrateur, Merci Marc1, de l’avoir si bien mise à jour, je reconnais cette revendication masculine (récente ?) d’une souffrance morale qui voudrait être considérée et soulagée… et qui me met mal à l’aise. Ne l’ayant pas connue, j’ai tendance à la mépriser, surtout face aux souffrances féminines, physiques et morales. Mais cette franchise, ce désarroi, si simplement exposés et mis à nu, m’invitent à revoir mon jugement, à le voir comme un préjugé que je serai bien bête de ne pas vouloir reconsidérer d’un autre point de vue, celui de l’incomparabilité et de l’inhiérarchisation (l’anarchie ?) des souffrances.

Notes ________________
  1. Que l’on peut également voir et écouter sur le site de Mollat… []

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