Hiver 2016 / cours sur « Au bonheur des dames » d’Émile Zola

En 2003, ce cours de littérature de l’Institut français du Japon – Tokyo avait commencé avec l’étude du roman de Zola intitulé Paris, qui venait alors d’être réédité
Session d’hiver 2016, du 8 janvier au 4 mars, le vendredi, de 13:30 à 15:20.
Nous étudions
Au bonheur des dames dans l’édition Gallimard FolioPlus Classiques n° 232 de 2012.

Calendrier des cours

  1. Le 8 janvier 2016 : chapitre I.
  2. Le 15 janvier : chapitre II.
  3. Le 22 janvier : chapitre III.
  4. Le 29 janvier : chapitre IV.
  5. Le 5 février : chapitres V et VI.
  6. Le 12 février : chapitres VII et VIII.
  7. Le 19 février : chapitres IX et X.
  8. Le 26 février : chapitres XI et XII.
  9. Le 4 mars : chapitres XIII et XIV (fin).

Informations en ligne

Notes de cours

1. Le 8 janvier 2016 : introduction, documentation et chapitre 1

  • Rapide présentation de Zola (1840-1902) et de son projet des Rougon-Macquart (20 volumes), dans lequel prend place Au bonheur des dames en 1882-1883…
  • On consultera le manuscrit dans le site Gallica, les premières pages
  • Le plan du quartier Opéra-Pyramides, dans lequel se trouvent les premiers lieux cités (après la gare Saint-Lazare) : la rue de la Michodière, la place Gaillon ou l’église Saint-Roch…
  • Le dossier BnF dans la partie « Décor », avec plan du quartier
  • Premières pages : p. 7-13. Opposition discursive et narrative ignorance VS connaissance : pour Denise, qui arrive de province avec ses frères, nouveauté et découverte de Paris MAIS expérience professionnelle déjà acquise dans un magasin. La vision détaillée, progressive et panoramique de l’extérieur du Bonheur des dames par l’œil d’une experte justifie la précision du vocabulaire ; le narrateur omniscient de Zola passe d’abord par le point de vue de Denise (sans se priver d’autres points de vue). À plusieurs reprises, le verbe « sembler » introduit une perception subjective de la réalité, comparative ou métaphorique (à suivre dans le texte).
    • Les premières paroles de Denise sont des exclamations (p. 7, 11).
    • Les premières paroles de Jean sont exclamatives et comparatives (p. 8).
    • Puis Jean lit le nom du magasin et commente anthropologiquement sur ce qui fait « courir le monde » (p. 9).
  • Pages 14-20. Le chapitre commence par deux surprises qui articulent l’opposition sociologique principale du livre : celle du grand magasin, celle du petit magasin juste de l’autre côté de la rue. La vision déformante du grand magasin (énumérations, exagérations, richesse lexicale) fait paraître textuellement le petit magasin encore plus petit, ce qui correspond au sentiment des personnages ; idem pour les évidentes oppositions lumineux / sombre (bâtiments), nouveau / ancien (commerce, 25) et joyeux / triste (humeur, déjà présente dans les noms des magasins bonheur des dames VS vieil Elbeuf – qui oppose aussi, phonétiquement, « dame » à « bœuf », c’est tout dire !), à quoi s’ajoutera bientôt l’opposition foule / vide (clientèle, 26). (Par ailleurs, Zola focalise l’action sur quelques rues de Paris et ne s’intéresse donc pas à l’immensité de la ville, discours qui peut exister à d’autres chapitres ou dans autres volumes des Rougon-Macquart mais qui n’est pas pertinent ici.)
    • Le premier dialogue concerne la recherche de l’adresse de l’oncle Baudu (p. 14-15)
    • Les dialogues suivants sont des présentations et des commentaires, entrecoupés d’explications historiques ou psychologiques du narrateur.
  • Pages 20-25. Le premier repas en famille, dans un contexte d’accueil a minima, ambiance de gêne et d’hésitation…
  • Pages 25-27. Le grand magasin vu depuis le petit ; la tentation de Denise VS la rancune des Baudu.
  • Pages 27-32. Chez Vinçard (qui voudrait vendre et partir) et chez le père Bourras (qui ne veut pas partir), conversations professionnelles et informations pour Denise (négatives et positives), multiplicité des tensions dans le quartier, toutes relatives à l’opposition entre les petits commerces et le grand magasin…
  • Pages 32-40. Pendant le dîner, conversation historique et panoramique sur le quartier, les commerces et l’arrivée du grand magasin…
  • Page 40-42. Après le dîner, tropisme du Bonheur, prévision de s’y présenter le lendemain : Baudu déteste le magasin d’en face mais il sait que Denise doit trouver du travail pour ne pas rester à sa charge = fatalité économique. L’opposition statique entre les commerces apparaît déjà de façon dynamique comme une forme d’évolution (regrettable pour certains mais inévitable).

2. Le 15 janvier : chapitre II

Pages 33-38. Retour sur : L’histoire d’Octave Mouret et du Bonheur des dames, selon Baudu.
• Origine de Mouret (voir Dictionnaire Zola, p. 581-582) : né en 1840 (comme Zola, qui a aussi passé son enfance à Aix-en-Provence), son rôle dans La conquête de Plassans (1874, 4e vol.), dans Pot-Bouille (1882, 10e vol.) où il rencontre Mme Hédouin, qu’il épouse en novembre 1865 ; elle meurt accidentellement quelques mois plus tard… (Problème de chronologie entre les romans : le mariage Hédouin-Mouret a lieu en novembre 1865 et le décès de Mme Hédouin quelques mois après, or Denise arrive de Valognes en octobre 1864 et apprend que Mme Hédouin est déjà morte depuis quelques temps. Ces dates sont données hors roman ; si le mariage Hédouin-Mouret avait eu lieu en novembre 1863, il n’y aurait plus de problème…)
• Zola veut éviter le pessimisme et « exprimer le siècle » du progrès (Dict. Zola, p. 317) : Mouret incarne la vie, par exemple contre son ami Paul, faux schopenhauerien, déçu par le vol de sa belle-mère (Bonheur, ch. XIV, p. 528-529).
• Mouret permet à Zola d’explorer sa fascination pour le grand magasin (caractéristique de la seconde moitié du XIXe siècle) et d’en montrer les mécanismes sociaux et économiques, promus par un Mouret plus darwinien que fouriériste… (cf. Dict., p. 171-173, et le dossier de notre édition, p. 564-565)

  • Pages 43-45 : Denise devant le Bonheur des dames, hésitante…
    • 43 : Étant en avance (7:30), Denise est témoin de l’arrivée des employés = premier contact réel avec la machine sociale du GM, la convergence des commis à l’entrée, individus pressés et comme identiques,
    • 44 : Denise intimidée n’ose pas entrer = elle est encore trop différente, seule « au milieu de tous ces hommes » // rencontre d’un autre timide comme elle = expression réciproque et prise de conscience du décontenancement…
    • 45 : Arrivée d’Octave Mouret, que Denise prend pour un chef de rayon (méconnaissance, malentendu, pas de présentations…), textuellement décrit et ainsi différencié (positivement) de la globalité des commis.
  • Pages 45-66 : Mouret fait le tour du magasin
    • 45 : Flashback sur la veille et la nuit…
    • 46 : portrait de Mme Hédouin… hypocrisie du retour de l’amant. // Entrée de Bourdoncle, « fils d’un fermier pauvre » = les deux hommes sont issus d’un milieu modeste et représentent le progrès social qui permet leur accession à une position élevée dans la capitale.
    • 47 : le GM comme un territoire (roi, provinces) // différences Mouret-Bourdoncle
    • 48-49 : dialogue sur les femmes // première mention de l’importante opération de « vente des nouveautés d’hiver », le lundi suivant… = jouer le GM et son avenir « sur un coup de cartes ».
    • 50 : après la première prolepse (proche), une prolepse à moyen terme (sans doute importante pour la suite du roman) : « nous serons forcés de nous agrandir avant dix-huit mois »
    • 51 : nouveau carnet, et pour quoi faire
    • 52 : la lutte pour l’existence
    • 52-56 :: revue d’articles et de personnes…
    • 57 : explication sur le nouveau commerce (équilibrage des volumes = vente à perte pour susciter d’autres désirs d’achats…)
    • 58 : condition (de dépendance) des fabricants
    • 59-63 : problème de livraison (pas à n’importe qui…) // courrier
    • 64-65 : problème au réfectoire… et retour au « point de départ »
  • Pages 66-69 : Hutin, Favier, Robineau, jusqu’à l’arrivée de Mouret
  • Pages 69-75 : Denise est entrée, erre, se présente à Mme Aurélie
  • Pages 75-79 : Première rencontre entre Denise et Octave
    • 77 : rire = transfiguration
    • 78 : Baudu comme référence de Denise, paradoxe qui plaît au « maître de la terrible machine »…
  • Pages 79-80 : Sortie de Denise

3. Le 22 janvier : chapitre III

  • Le même jour que le chapitre précédent, ou très proche… Les seules mention de temps sont :
    • le crépuscule qui descend un jour d’octobre (en temps réel, donc vers 17-18 heures),
    • l’approche du lundi de la vente programmée et,
    • à plus long terme, le futur percement d’une nouvelle rue.
  • Le chapitre rapporte l’action sans ellipse temporelle et dans un lieu unique, l’appartement de Mme Henriette Desforges – et précisément son activité de salon mondain : lieu d’une grande importance pour créer et alimenter des relations d’affaire et de cœur…
  • Le chapitre peut être découpé en 4 parties :
    • A (81-87). La conversation habituelle dans un salon principalement féminin : c’est le contexte sociologique où apparaît l’importance nouvelle pour la bourgeoisie de l’achat en magasin,
    • B (87-95). Les retrouvailles de Mouret et de Vallagnosc : c’est le contexte psychologique où apparaît la différence principale entre les deux hommes, pessimisme VS optimisme,
    • C (95-106). La rencontre arrangée entre Mouret et Hartmann  : c’est le véritable sujet du chapitre, le commerçant proposant un projet à l’entrepreneur / administrateur / décideur (96-97, 99-100, 115), dans le cadre nouveau du capitalisme (expliqué par Mouret, 100-101) et des nouvelles méthodes commerciales (102-103, 109-110).
    • D (106-115). La démonstration de Mouret sur les femmes du salon pour convaincre Hartmann de participer à ce projet immobilier et commercial (104-105,  : c’est la suite de l’entretien entre les deux hommes avec la preuve de la validité du projet du fait de la motivation des femmes.
  • Les personnages de fiction sont des types psychologiques que Zola crée pour mettre en scène leurs interactions – à l’exception de Mouret (calicot (89), 92, 113) qui correspond à Boucicaut et d’Hartmann (95) qui représente historiquement le baron Haussmann. Voir les pages :
    • Paul Vallagnosc (87-89, 91) le pessimiste, issu d’une aristocratie socialement (et/ou génétiquement) dévaluée,
    • Henriette Desforges (94), jeune et riche veuve qui tient salon, amante et intrigante,
    • Mme Bourdelais (83-84, 108)
    • Mme Guibal (84, 108, 111-113)
    • Mme de Boves (84, 93, 108, 110)
    • Mme Marty (85-86, 108-109)
  • Zola veut montrer le mécanisme de l’évolution de la société ainsi que l’ambivalence permanente et nécessaire des individus qui animent ou subissent ce mécanisme. Dans ce chapitre, il propose des types de femmes et « leurs tempéraments particuliers d’acheteuses » (p. 108), à la fois clientes exigeantes et faibles victimes du grand magasin, tandis que les hommes apparaissent comme socialement dominants, car organisateurs et manipulateurs du capitalisme mais émotionnellement dominés et dépendants de la frénésie de l’achat. Ce sont les éléments interdépendants d’un cycle socio-économique basé sur le pouvoir d’achat d’une nouvelle classe sociale dominante, la bourgeoisie.

4. Le 29 janvier : chapitre IV

Retour au magasin, le fameux lundi de la vente des nouveautés d’hiver… « Fameux » parce qu’il a été présenté dans les chapitres précédents comme un moment de vérité : soit le magasin peut attirer un grand nombre de client(e)s (146, 156), vendre sa marchandise (158) et intéresser le baron Hartmann (115, 157) pour un projet immobilier, soit c’est un échec et Mouret fait faillite (126-129).
Le suspense est entretenu par les attitudes, sensations et dialogues entre les personnages déjà connus (aucun personnage nouveau dans ce chapitre), notamment Denise (123) et Mouret ; c’est l’acmé (ou l’apogée) de la première partie du roman.
Le chapitre suit un plan chronologique plus marqué dans la première moitié (8h, 9h, 9h30, p. 116-120,  11h, p. 124) que dans la seconde (on n’a plus le temps de regarder l’heure…) :

  • Pages 116-123 : de 8h à 9h30, mise en place et préparatifs.
  • Pages 123-132 : la matinée inquiétante, sans clientèle, tour du personnel.
  • Pages 132-149 : la ruée de l’après-midi, les rencontres entre les clientes.
  • Pages 149-154 : le calvaire de Denise, humiliée et maltraitée.
  • Pages 154-157 : les départs, le chaos des rayons, la recette de fin de journée.

Détails à étudier :

  • Les énumérations, comparaisons et métaphores présentes dans le chapitre sont dans le domaine de l’exagération (hyperbole, emphase, énumération), que ce soit à propos des quantités de marchandises (« symphonies d’étalages », « débauche de couleurs », 116, « une mer montante », 137) ou de l’énergie dépensée par l’ensemble de toutes ces activités (145, 155-156).
  • À l’inverse du Paris-Bonheur, tissu dont le succès avait été annoncé (139, 142, 156), la grande nouveauté du chapitre est le salon oriental (118-119, 155), dont il n’avait pas été question dans les chapitres précédents. Ce salon marque implicitement le triomphe de l’impérialisme colonialiste : toutes les richesses du monde se concentrent ici (119), sans qu’il soit jamais question des êtres humains vivant dans ces régions… On n’accusera personne de racisme parce que ce concept n’est pas encore consciemment développé ni pensé par le personnel du roman – sinon comme « cet art barbare » importé « du pays de la vermine » (120).
  • Organisation de la vente : 121, 126, 129, 131-132.
  • Érotisme et jouissance des clientes : 140, 148, 156.
  • Du côté des employés (maltraitance, énervement et autres sentiments négatifs ; Denise confrontée pour la première fois au stress du travail et au mépris contre la timide petite provinciale) : 121, 125, 136, 149, 151-154, 158.

Comme on le voit dans ce chapitre, les histoires de Mouret et de Denise se développent parallèlement et en miroir, l’un en haut de l’échelle sociale, l’autre en bas. Ils ont en commun d’être différents du milieu dans lequel ils doivent vivre : l’un arrivant du midi, l’autre de l’ouest de la France. Ignorants ou indifférents aux usages et codes parisiens, ils sont porteurs d’un projet autre : révolutionner le commerce pour Mouret (contre le petit commerce), garder sa pureté et son honnêteté pour Denise (contre l’hypocrisie et la méchanceté). Ces projets semblant être inscrits dans leur nature ou dans leur identité dès le début, Zola met en œuvre leur stratégie ou les hasards qui leur permettront de se faire (re)connaître et accepter. Dans ce sens, ce ne sont pas des personnages qui évoluent intérieurement ou changent de caractère, mais des entités qui s’adaptent à leur milieu pour y réussir. À côté du réalisme de sa construction romanesque, Zola fait preuve d’idéalisme car la majorité des arrivants ou des migrants n’ont pas la chance de Mouret ou de Denise…

5. Le 5 février : chapitres V et VI.

Ces deux chapitres constituent deux volets de la vie de Denise sur une plus longue durée, du 11 octobre (p. 159) au 20 juillet suivant (p. 206), en 1865 (p. 242-243). Zola décrit différents aspects du magasin et de la vie du personnel jusqu’au renvoi de Denise.
(Forte accélération narrative : les chapitres I-IV couvrent moins d’une semaine.)

  • Chapitre V :
    • Denise est convoquée à la direction, entretien avec Mouret (159-161), sans appointements jusqu’en mars (171)
    • Les déboires d’une fille courageuse, pieds (161-162), collègues (162-163), frère dépensier (163-166)
    • La nuit, les chambres, le règlement (167-169)
    • Avec Pauline, la proposition de « prendre quelqu’un » (169-173)
    • Les autres vendeuses et leurs amants (174-176)
    • De décembre à février, la morte saison d’hiver (176-180)
    • Denise en salariée mal aimée, laine VS soie (180-183)
    • Un dimanche à Joinville (183-196)
    • Retour nocturne et rencontre avec Mouret (196-199)
  • Chapitre VI :
    • La morte saison d’été et les renvois (200-202)
    • Les menaces liées la médisance (202-204)
    • Soucis matériels et financiers, second emploi (205-206)
    • Le 20 juillet (206), l’enchaînement fatal jusqu’au renvoi : il combine le besoin d’argent (voir Robineau ; être sollicitée par Jean), le harcèlement moral des collègues (faibles ventes, devoir se cacher pour voir Pauline, Robineau ou Jean) et le harcèlement sexuel (Jouve)
      • Denise cherche Robineau, lui aussi détesté (207-212)
      • Dans les sous-sols, le déjeuner des hommes (212-221)
      • La visite de la direction (218-219)
      • Le déjeuner des femmes (221-224)
      • La proposition de Jouve (224-226)
      • Denise veut cacher Jean… (226-229)
      • Jouve au rapport et… « Passez à la caisse ! » (229-233).

Différence entre les deux chapitres : Mouret conseille et protège Denise (ch. V) ; le personnel ligué contre Denise évite d’informer Mouret du renvoi de Denise (ch. VI, p. 230).

On voit, en filigrane, l’évolution de Denise : 159-160, 162, 173, 176, 178, 199 ; sa situation contractuelle (au pair, puis à 300 F, p. 180 ; elle reviendra à 1000 F, p. 290), son attirance incompréhensible pour Hutin : 178, 190, 194, 196, 209.

Dans la machine (177), l’émergence d’une nouvelle classe sociale (203) et la convoitise qui la fait / les font vivre (211) (ce qui traduit ici le struggle for life du titre du livre de Darwin en 1859). Zola conjoint deux formes d’évolution : 1. sociale et 2. (phylo)génétique.
1. L’évolution sociale et industrielle du XIXe siècle qui provoque des concentrations de populations autour des appareils de production et de distribution, donnant ainsi naissance à la classe ouvrière (industrie) et à celle des employés (commerce), nécessitant plus de capitaux (Hartmann et Mouret) et des structures urbaines adaptées (Haussmann).
2. Denise, quoique frêle et émotive, survit physiquement et moralement au déracinement, à la misère et aux maltraitances (alors que d’autres jeunes filles ont abandonné ou se sont soumises et ont été déshonorées) : elle est (socialement et) génétiquement résistante (sa longue chevelure symbolise sa résistance et sa pureté ininterrompues depuis sa naissance), développe des capacités d’adaptation (jusqu’à défendre le grand magasin) et attire l’attention du mâle dominant avec lequel elle peut éventuellement procréer, leur croisement étant susceptible d’améliorer le patrimoine génétique de l’espèce (le mot phylogénèse est daté de 1874…). C’est le principe de la sélection naturelle appliqué à l’environnement socio-professionnel (ce que Zola fait dans l’ensemble de ses textes).

6. Le 12 février : chapitres VII et VIII.

  • Chapitre 7 : juillet 1865, après le renvoi, la misère…
    • Trouver un logement, vie sans travail (p. 234-241) : toucher le fond… avant de rebondir, comme on dit maintenant.
    • Employée par Bourras, 40 sous par jour (p. 241-246) : les deux employeurs de Denise sont des emplois par solidarité, pour ne pas dire par pitié, une entraide entre pauvres qui montre le cœur, la gentillesse que les gens modestes, même en difficulté, peuvent avoir entre eux. Ces qualités, que le grand magasin et le milieu des affaires n’ont pas, sont montrées objectivement par Zola, qui ne fait pas lui-même de discours politique ; Denise s’en sortira parce qu’elle a des qualités d’adaptation et de compréhension de ce qui se produit autour d’elle, aussi parce qu’elle est libre et disponible (elle n’a pas déjà un magasin à s’occuper) ; les autres semblent tous incapables de comprendre, de s’adapter, au contraire ils s’enferment dans leurs conceptions obsolètes (parce qu’ils ne parviennent pas à penser qu’elles sont obsolètes) ;
    • Employée chez Robineau, janvier 1866, à 60 francs par mois, Denise défend le (principe du) grand magasin (p. 246-257) : c’est le grand changement du livre, le pivot psychologique et narratif du roman ; les arguments de Denise sont simples, de l’ordre de l’évidence pour elle, mais elle ne cherche pas à les imposer, elle reste modeste et s’affirme ;
    • Avril 1866, printemps, début des opérations immobilières (p. 257-260) : voir les prolepses au chapitres II et III, avec le baron Hartmann.
    • Juillet 1866 – un an après le renvoi, rencontre Denise et Mouret, proposition de réhabilitation, message pour Bourras (p. 260-264) : l’ombre du jardin des Tuileries est, dans la visibilité et l’exposition urbaines, un lieu magique, un moment où les deux personnages peuvent s’exprimer en sentant moins fortement ce qui les sépare ; Mouret découvre une femme, sa personnalité, ses idées, dont la chevelure devient un atout ; Denise reçoit de la considération, des excuses, une promesse de réhabilitation et devient digne de la confiance de Mouret.
    • Opérations et propositions immobilières (p. 264-266).
  • Chapitre 8 : Opérations immobilières…
    • Début des travaux, réconciliation avec Baudu (p. 267-273) : le chapitre est assez familial ; zola veut montrer que le déclin du petit commerce n’est pas seulement un problème commercial, qu’il entraîne la catastrophe dans les vies de chacune des personnes concernée : le manque d’argent, les projets téméraires mais voués à l’échec, la perte de l’estime de soi, la trahison des promesses, etc.
    • Colomban, entre Geneviève et Clara, l’embarras de Denise (p. 273-278) : un cas particulier du déclin…
    • Quartier en travaux, tous les jours et même la nuit, septembre 1866, déclin des petits commerces (p. 278-281)
    • Vente de la maison de Rambouillet, mariage repoussé (p. 281-288) : le mensonge, l’hypocrisie, la tentation s’immiscent dans les relations (qui étaient) stables et les détruisent…
    • Denise quitte Robineau pour retourner bientôt au Bonheur des dames, avec 1000 francs par mois, Bourras résiste, Mouret avec Clara ! (p. 288-291) : avant le naufrage, Denise quitte le bateau…
    • Denise fait la leçon à Colomban (p. 291-293)
    • L’incident Bourdelais, la famille condamnée, la fin des travaux (p. 293-296) : plusieurs de ces incidents sont des clausules, ils ferment ou concluent des situations condamnées, avant la renaissance de Denise et du Bonheur des dames…

7. Le 19 février : chapitres IX et X.

Chapitre IX : À l’extérieur du magasin, « le désastre s’élargissait » (280), les 1000 employés « s’allongeaient en une queue si longue » (280) qu’ils devenaient, comme les voitures de livraison, un « défilé triomphal » (295), tandis que les travaux, jour et nuit, « s’achevaient » (295)… Il est temps – le lundi 14 mars 1867 – non pas de retourner au Bonheur des dames mais d’entrer dans « les magasins neufs » (297), où tout paraît nouveau, l’architecture comme les relations humaines. Ce jour-là, en marge des 587.210,30 francs de recette (340) et du record des 70.000 clientes (342), Mouret convoque Denise à son bureau pour la promouvoir.

  • Vu de l’extérieur, par les petits commerçants (297-298)
  • Architecture et mise en scène de l’espace (298, 317) pour rassembler les femmes et les enfants : « la cathédrale du commerce moderne » (298) a 39 rayons, 1800 employés, deux ascenseurs (299).
  • Mouret fait beaucoup de publicité, vend à perte pour ne pas stocker, propose les « rendus » (300, 314-315)…
  • Depuis le samedi précédent (12/03/1867) et selon ses lois du marketing, il fallait « lui casser tout ça » (301), aménager autrement, pour produire plus de mouvement intérieur (clients et employés, 302-303), voir l’effet : 306-307, féérique ! (309).
  • Denise, revenue en février, s’étonne, amuse Mouret (303), qui lui demande de passer à son cabinet (bureau) « après la vente » (304), ce qui cadre le chapitre.
  • La foule, les clientes emportées, selon les lois de Mouret (305-311, 318, 331, 334-335) VS loi de Bourdelais (312)
  • Le magasin élargit ses activités : fontaine avec sirops, salon de lecture (313-314), lieu de rencontres, Mouret et Vallagnosc s’y retrouvent (315-317), parlent du vol de marchandises par les clientes (324-325, 335-336)
  • Le magasin vu par Mme Desforges (focalisation, 318-320 et 323-324), venue en fait pour voir sa rivale, Clara, et qui se méprend en revoyant Denise (322-323, 326)
  • L’essayage de manteau devient déambulation dans tout le magasin, multipliant les occasions du mépris dans la méprise, jusqu’à la fausse certitude (326-334) qui prépare le chapitre XI (338),
  • La dernière heure et le buffet (336-339),
  • La promotion (339-342) et sa cause (326)…

Chapitre X : début août 1867, dans l’ambiance spécialement communicative de l’inventaire, Denise reçoit une lettre de Mouret (344), ignore d’abord les médisances (350) et la rumeur, subit à nouveau la haine et l’insulte, pour finalement refuser la proposition.

  • « montée naturelle vers la bourgeoisie » (343) et « un meilleur genre » (368), Denise gagne maintenant 7000 francs/mois, dont 2000 de salaire fixe (352)…
  • la rumeur : Pauline (346-348), Deloche (357), Liénard (358), Favier (359), Hutin (362-363, et pb entre eux, 321), jusqu’au réfectoire où Deloche envoie son verre de vin à Favier (369), esclandre ! (370, mot de même origine que scandale)
  • arrivée de Denise qui peut enfin comprendre (371-372) et, lorsqu’elle se trouve, avec l’aide des autres, enfermée avec Mouret (373, 375), elle refuse son invitation (376-377), reçoit sa déclaration d’amour (377-378) parce qu’elle n’est pas « une Clara » (380) : elle est une employée qui refuse les avances de son patron (contre ce qui était normal, contre le modèle que dénonce Zola par cette mise en scène) ; mais comment ose-t-elle ? pour qui se prend-elle ?
  • fin de l’inventaire (380-381) : chiffre d’affaire 1866-1867 de 80 millions (en progression de 10 millions) ; mais Denise n’avait donc pas cédé ! nouvelles rumeurs (381) et un patron déçu, presque déchu (382).

Le 26 février : chapitres XI et XII.

Chapitre XI :  Mme Desforges tend un piège à Mouret et à Denise.

Plusieurs mois après l’humiliation de Denise par Mme Desforges (329, 333…) en mars 1867, Mme Desforges fait venir Denise chez elle sous prétexte d’essayage, alors que Mouret doit également y venir. Il ne considère plus Mme Desforges comme sa maîtresse (elle est celle de Bouthemont) mais doit en maintenir l’apparence, y compris aux yeux du baron Hartmann dont il sollicite à nouveau la collaboration financière.
Zola construit ce chapitre comme une pièce de théâtre, proche de ce qu’on appelle le « théâtre de boulevard » (LabicheFeydeau, etc.). La pièce est en plusieurs actes, avec une scène divisée en plusieurs parties (l’antichambre où Denise attend, le salon divisé par les plantes vertes, le boudoir de l’essayage), voir ci-dessous. Plus psychologique et sérieuse que le vaudeville, la pièce en a cependant les types d’acteurs (une grande bourgeoise, ses amants, une employée faisant office de domestique, etc.) et la structure (plan de vengeance, propos ambigus, malentendus, suspense, crise et dénouement).

Zola fait reposer le dynamisme du chapitre sur la séparation des actions / propos des femmes (magasins, essayage, humiliation, etc.) et des hommes (concurrence de maîtresses, affaires financières et immobilières, etc.), puis la rencontre de ces deux séries quand Mouret prend la défense de Denise devant l’humiliation infligée par Mme Desforges.
La psychologie des personnages repose sur la jalousie, la coquetterie, l’humiliation, le courage. Le ressort principal du suspense est celui de la préservation des apparences (très important pour la bourgeoisie du XIXe siècle) : jusqu’où, jusqu’à quel degré d’humiliation peut-on résister avant d’avouer la vérité ?

Huit parties :

  1. Pages 383-387 : confidences entre Mme Desforges et Bouthemont.
  2. Pages 387-388 : arrivée de Mouret et Vallagnosc.
  3. Pages 388-391 : arrivée de Denise et d’autres dames qui commentent sa présence dans l’antichambre…
  4. Pages 391-394 : arrivée de Hartmann, qui remarque aussi Denise, jusqu’à ce que Mouret comprenne à peu près et jusqu’à la sortie de Mme Deforges (qui va retrouver Denise pour commencer l’essayage dans une autre pièce).
  5. Pages 394-397 : aparté Mouret-Hartmann pour causer affaires.
  6. Pages 397-404 : Propos mondains entre hommes jusqu’à ce que Mme Desforges appelle Mouret pour qu’il soit témoin de l’incompétence de son employée ; Denise résiste aux insultes et humiliations répétées de Mme Desforges mais pas Mouret qui soutient Denise et la traite gentiment. Denise quitte la pièce et l’appartement.
  7. Pages 404-407 : Mouret avoue à Mme Desforges son amour pour Denise ; souffrance de Mme Desforges. Mouret retourne aux propos mondains avec les autres hommes…
  8. Pages 407-411 : retour de Mme Desforges au salon, elle reprend sa noble et hautaine apparence pour une conversation mondaine.

Chapitre XII : grandeurs et misères du directeur et de son employée.

Le 25/09/1868, ouverture du magasin encore agrandi, avec façade somptueuse sur le boulevard, signe de la réussite de Mouret qui est, paradoxalement, de plus en plus malheureux du fait du refus de Denise de se donner à lui.

Découpage :

  1. Règne de Denise (415) ;
  2. Mouret fait un nouveau tour du magasin, la mort dans l’âme (417-424) ;
  3. Mouret devient jaloux (424) ;
  4. découverte des vols et de leur ampleur (425-428) ;
  5. punition de Hutin (428-430) ;
  6. Hutin surprend Denise et Deloche, fait appeler Mouret qui croit les surprendre (430-436) ;
  7. scène de dispute et d’explication dans le bureau de Mouret (436-441) ;
  8. Inversement à ce que prévoyaient les dénonciateurs, Denise devient première vendeuse, elle est amie avec Mouret et elle propose des améliorations sociales dans le magasin (441-449) ;
  9. discussion avec Pauline qui parle la première d’un possible mariage entre Denise et Mouret… (449-451)

Le 4 mars :  chapitres XIII et XIV

Rues : 

Chapitre XIII

Zola a-t-il volontairement choisi le chapitre portant le nombre 13 (les superstitions de malheur du nombre 13 sont anciennes ; la 13e lettre de l’alphabet est « M », l’initiale de la mort) pour y accumuler le malheur et la mort ? Comme c’est l’avant-dernier chapitre et que le dernier est celui d’une fin heureuse, il voulait de toute façon créer un effet de contraste, effet pas seulement décoratif puisqu’il illustre l’idée qui vient en rêve à Denise, par deux fois : l’idée que la mort engendre la vie, symboliquement et biologiquement (469, 485).
Dans une lettre à un ami, en 1878, Zola écrivait : « J’ai la superstition des titres. »
Défendant le progrès, la science, le positivisme, Zola est tout de même très superstitieux (sortir du pied gauche, peur du 17, etc.) ; aujourd’hui, on le verrait comme un compulsif à TOC (comptage, notamment, voir Zola par le Dr Toulouse en 1896, §.13).

Dans le plan général, Zola a noté, pour le chapitre 13 : « Fin du petit commerce. Barrois [= Bourras] exproprié. Robineau ruiné et voulant se suicider. Fin des Baudu, mort de Geneviève et de Mme Baudu. – Ruine des autres petits commerçants. – Louise [= Denise] apitoyé[e] et conduisant tout. »

  • Novembre 1868 : agonie et mort de Geneviève (452-459)
  • Rassemblement, procession et enterrement (459-467)
  • Après une discussion avec Mouret, Denise voit en rêve la mort engendrer la vie : « la part du sang » (467-470)
  • Le Waterloo de Robineau, sous un omnibus (471-478)
  • Janvier 1869 : mort de Mme Baudu et proposition que son oncle ne peut accepter ; deuxième rêve de Denise. (478-485)

Chapitre XIV (fin)

Période globale du roman : d’octobre 1864 (arrivée de Denise à Paris) à février 1869 (4 ans et 4 mois).

  • Naissance de la rue du Dix-Décembre (février 1869), un lundi, inauguration de la nouvelle façade du magasin et début de l’exposition de blanc, cohue, incendie des Quatre Saisons (490), dilettantisme financier d’Hartmann (486-491)
  • Retour des clientes déjà connues et visite du magasin, bouquets de violettes (492-498)
  • Rumeurs de mariage de Mouret, annonce du départ de Denise, semaine de réflexion (498-501)
  • Bourdoncle et Mouret en tournée d’inspection, idée du mariage et de dépasser de la superstition du succès du célibataire, dernière convocation de Denise au bureau de Mouret (501-507)
  • Clientes, Denise et ses frères passent entre les marchandises, triomphante et populaire (507-515)
  • Clientes à la soie puis à la parfumerie et au rayon de l’Extrême-Orient, jusqu’au salon de lecture (515-522)
  • Retour à la dentelle, le vol de Mme de Boves (522-529) : voir prolepses et épisodes préparatoires aux pages 324-326, 335-336, 391. Si bien préparé, ce thème ne peut pas être sans relation avec le triomphe de la jeune fille pure et désintéressée… Mme de Boves, une comtesse souffrant de névrose des grands bazars (voir article d’Ignotus dans Le Figaro en 1881), apparaît comme une sorte de prototype d’aristocratie dégénérée (qui a perdu son pouvoir, ses positions et missions historiques). Aujourd’hui, compulsion d’achat (oniomanie) et compulsion de vol (kleptomanie) sont des pathologies bien connues, alors que le surendettement est encadré par des lois…
  • Mouret traversant son « peuple de femmes »… Lumière et blancheur généralisée = paradis (529-533)
  • Le vainqueur sans la faiblesse, le retournement de tout son être sous une force autre et par laquelle il est vaincu = l’amour ; Lhomme arrive avec la recette d’un million enfin atteinte = la victoire ; Denise arrive et décision de mariage (533-538).

Sur le thème de la machine – utilisée comme métaphore du frand magasin – voir l’intéressant article de Gisèle Séginger : « Zola et la machine vivante. Les apories d’un modèle mixte. » (2011)

Ce thème, lui aussi, s’oppose à Denise, à sa réussite due à son mérite, à sa droiture individuelle et courageuse…