Petite mais cassandresque

samedi 14 août 2010, à 23:59 par Berlol – Enregistrer & partager

« C’est entre ces deux figures de l’hospitalité [la loi inconditionnelle de l’hospitalité illimitée et les lois de l’hospitalité, ces droits et ces devoirs toujours conditionnés et conditionnels] que doivent se prendre en effet les responsabilités et les décisions. Épreuve redoutable car, si ces deux hospitalités ne se contredisent pas, elles restent hétérogènes au moment même où elles s’appellent l’une l’autre, de façon déroutante. Toutes les éthiques de l’hospitalité ne sont pas les mêmes sans doute, mais il n’y a pas de culture ni de lien social sans un principe d’hospitalité. Celui-ci commande, il donne même à désirer un accueil sans réserve et sans calcul, une exposition sans limite à l’arrivant. Or une communauté culturelle ou linguistique, une famille, une nation, ne peuvent pas ne pas suspendre, au moins, voire trahir ce principe d’hospitalité absolue : pour protéger un « chez soi », sans doute, en assurant le « propre » et la propriété contre l’arrivée illimitée de l’autre ; mais aussi pour tenter de rendre l’accueil effectif, déterminé, concret, pour le mettre en œuvre. D’où les « conditions » qui transforment le don en contrat, l’ouverture en pacte policé ; d’où les droits et les devoirs, les frontières, les passeports et les portes, d’où les lois sur une immigration dont il faut dit-on, « contrôler le flux ».
Il est vrai que les enjeux de « l’immigration » ne recouvrent pas en toute rigueur, il faut le rappeler, ceux de l’hospitalité qui portent au-delà de l’espace civique ou proprement politique. Dans les textes que vous citez, j’analyse ce qui, entre « l’inconditionnel » et le « conditionnel », n’est pourtant pas une simple opposition. Si les deux sens de l’hospitalité restent irréductibles l’un à l’autre, c’est toujours au nom de l’hospitalité pure et hyperbolique qu’il faut, pour la rendre le plus effective possible, inventer les meilleures dispositions, les moins mauvaises conditions, la législation la plus juste. Il le faut pour éviter ces effets pervers d’une hospitalité illimitée dont j’ai essayé de définir les risques. Calculer les risques, oui, mais ne pas fermer la porte à l’incalculable, c’est-à-dire à l’avenir et à l’étranger, voilà la double loi de l’hospitalité. Elle définit le lieu instable de la stratégie et de la décision. De la perfectibilité comme du progrès. Ce lieu se cherche aujourd’hui, par exemple dans les débats sur l’immigration.
On oublie souvent que c’est au nom de l’hospitalité inconditionnelle (celle qui donne son sens à tout accueil de l’étranger) qu’il faut tenter de déterminer les meilleures conditions, à savoir telles limites législatives, et surtout telle mise en œuvre des lois. On l’oublie toujours du côté de la xénophobie, par définition ; mais on peut aussi l’oublier au nom d’une certaine interprétation du « pragmatisme » et du « réalisme ». Par exemple, quand on croit devoir donner des gages électoraux à des forces d’exclusion ou d’occlusion. Douteuse dans ses principes, cette tactique pourrait bien perdre plus que son âme : le bénéfice escompté. »
(Jacques Derrida, « Il n’y a pas de culture ni de lien social sans un principe d’hospitalité », entretien avec Dominique Dhombres sur De l’Hospitalité, Le Monde, 2 décembre 1997)

Lire ou relire Derrida ? Servez-vous !

Écouter le Voyage en transsibérien de Mathias Énard, de Maylis de Kerangal, de Sylvie Germain… Et ça continue la semaine prochaine. (Une semaine pour chaque. Parfois inégal.)

Enchaîner avec une des Grandes Traversées, autre programme de l’été, consacrée à Françoise Sagan, triptyque d’archives, de débats et de documents. (Plus historique et culturel que véritablement littéraire.)

Ou se préparer à accueillir Manuela Draeger :

« Marta Ashkarot avança encore de quelques mètres sans toucher le fil de fer qui barrait la route. Elle observa un moment le mécanisme de mise à feu et elle le désamorça du bout de la trompe. Puis elle arracha un pétard et se mit à le mâchonner pensivement. Quelques années plus tôt, elle avait découvert qu’elle aimait le goût du nitrate de potassium. Elle n’en abusait pas, mais, quand elle en avait l’occasion, elle ne se refusait pas ce petit plaisir. Même l’emballage avait des allures de friandise : la cuillère de plâtre, le tube en carton. Même les produits annexes avaient une saveur agréable : le charbon de bois, le soufre. » (Manuela Draeger, Onze Rêves de suie, à paraître en septembre aux Éditions de l’Olivier)

Tout cela plutôt que d’écouter les infos gouverne-mentales françaises — la fameuse cybernétique, qui tourne à plein tube cet été. Enfumage woerthien, fausse embellie économique, démarrage de l’Hadopi.  Mais surtout, stigmatisation de millions de personnes concernées par l’échec supposé de cinquante ans d’immigration — moi, je dirais par l’échec organisé, car :
— Qui a choisi l’emplacement et l’architecture des cités ?
Pas moi, pas ceux qui les habitent.
— Qui a donné puis n’a plus donné de travail ?
Pas moi, pas les pères qui ne sont pas des modèles pour leurs enfants.
— Qui a actionné puis bloqué l’ascenseur social ?
Pas moi, pas ceux qui espéraient le prendre pour monter.
— Qui a évité des décennies durant d’embaucher des diplômés dont le nom ne leur revenait pas ?
Pas moi, pas ceux qui préfèrent aller travailler à l’étranger.

Maintenant, on est passé à la stigmatisation des « roms », des « gens du voyage », comme ils disent, euphémisme faussement poétique prononcé avec une certaine condescendance.  Et auxquels on va offrir un voyage sans retour : l’opprobre et le bannissement. Et il paraît, dans un sondage — réalisé comment ? — que les Français sont plutôt d’accord. Ignobles sédentaires.

Compilation petite mais cassandresque, sur la France d’aujourd’hui :

  • 10 décembre 2007 : « Ordre du jour de Sarkozy : faire (Kadha)fi des droits de l’homme !
    (Ce sont les droites de l’homme qui triomphent.) »
  • 16 mai 2008 : « J’ai pas mal lu le Libération du jour, dans les premières heures du vol. En couverture : Service minimum, Sarkozy passe en force. On dirait que les journalistes le découvrent… Et ça recommence chaque jour. Ça me rappelle l’Alzheimer selon Olivia Rosenthal, cette belle capacité de s’émerveiller chaque jour sans se sentir coupable de rien de ce qu’on a oublié depuis la veille. »
  • 2 juin 2008 : « Nous étions déjà quelques-uns à l’avoir dit, à le dire depuis un an : ce gouvernement Sarkozy a des tendances nazies. Ce qui ne veut pas dire qu’il est Nazi (voir explication de texte sur pétasse il y a trois jours). En voici une preuve supplémentaire dans le Contre-Journal avec les questionnaires diffusés dans les écoles, soit en catimini auprès des enfants, soit imposés aux parents sous peine d’amende. On croit rêver — cauchemarder, plutôt ! Et c’est le spectre des fichiers juifs, la saga des délations que l’on revoit en arrière-plan. Sous prétexte de pédagogie ou d’ajustement budgétaire, ce gouvernement, impunément, produit cela — mais c’est un inconscient nazi qui le fait agir. Comment expliquer sinon que des fonctionnaires s’autorisent à inventer de telles questions : « Ta mère est née en France ? », « Ton père est né en France ? », « Quelle langue parles-tu à la maison ? », « Qui vit avec toi à la maison ? (ta mère ou une autre femme tenant le rôle de ta mère ?) », ou, aux parents : « À quelle heure rentrez-vous du travail ? », « Quelle langue parlez-vous à votre enfant ? », « Quelle est votre nationalité ? », « Quel est le montant mensuel dont dispose votre famille pour un mois ordinaire ? »…
    JAMAIS une démocratie ne devrait accepter de tels questionnaires. J’ai honte pour la France. J’ai honte d’être français.
  • 7 juillet 2008 : « J’entends ce matin (aux infos d’hier soir) qu’il y a des réactions aux propos ignobles de Sarkozy sur les grèves maintenant invisibles en France. Ça met du temps ; on voit que c’est juillet. D’ailleurs, la France ferait bien de ne pas trop partir en vacances parce qu’elle risque de trouver tout changé à la rentrée, et dans le mauvais sens (droit du travail, université, école, justice, prisons, etc.). Ceci dit, ça ne fera qu’accélérer la montée de l’indignation et rapprocher le jour où Sarkozy se fera chasser — là, je rêve tout debout, j’en suis bien conscient. »
  • 6 septembre 2008 : « l’accroissement de la fragilisation des données de la mémoire humaine par le degré de complexité technique même risque bien de devenir un instrument de pouvoir » et « De sorte que du passé, rien ne sera détruit mais que (l’accès à) tout aura disparu. Non qu’il soit interdit mais partout remplacé, dans les chemins des réseaux, par les leurres des marques commerciales et des groupes de pouvoir. »
  • 21 octobre 2008 : « Chaque fois qu’un vent de fronde se lève, les politiques se drapent dans leur dignité et dégainent l’attirail répressif. (Au lieu de reconnaître la calamiteuse politique de la ville depuis quarante ans et de tenter d’y remédier — ce qui semblait pourtant être le poste de Mme Amara.) (Et cela le jour-même où Christine Boutin voit rejetée sa tentative d’exonérer les communes de l’ouest parisien de leur mission de logement public.)
    Contre tous ces maux d’oiseaux, le 20-Heures de France 2 d’hier soir vous offre vingt minutes de Sœur Emmanuelle. L’art et la méthode de venir en aide aux pauvres sans rien changer aux structures politiques. La charité c’est bien, la révolution c’est mal. »
  • 4 décembre 2008 : « Quand on n’a pas bien regardé la bête en face, elle vous vient dans le dos. Un massacre.
    On a beau jeu de dire ça aujourd’hui, hein !
    Ceci dit, je dénonce ce qui vient depuis un bout de temps déjà, comme Vercors par exemple qui annonçait la cata dès 35 » […] et […] « Vive la magie !
    On parle beaucoup du discours de Sarkozy. Moi, je pense que vouloir faire de la crise une chance pour l’avenir (dixit France 2 ; et il y a 10 occurrences du mot chance dans son discours de Douai), c’est vouloir changer la merde en or. Y’en a qui ont essayé. Y’zont eu des problèmes.
    C’est surtout prendre les gens pour des cons — ce qu’ils sont peut-être.
    Au fond. »
  • 8 mai 2009 : Du sarkonazisme à venir.

Plût au ciel que la sœur de Pâris eût eu un blog.
Mais toi, l’eusses-tu crue ?

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Publié dans le JLR

2 réponses à “Petite mais cassandresque”

  1. m.t. dit :

    Un vrai feu d’artifice pour un pire dimanche pourri pluvieux poussif etc… Grazie mille. C’est vraiment l’année du Tigre alors.

  2. PhA dit :

    Et tout ça pour tenter de séduire derechef la frange xénophobe de l’électorat (les réjouissances autour de la chute du FN lors des dernières présidentielles étaient bien naïves : l’extrême-droite existe aussi, hélas, indépendamment d’une représentation officielle). On verra en 2012 si ça marche (j’ai des doutes).