Journal LittéRéticulaire de Berlol
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Littéréticulaire : néol., adj. (de littéraire et réticulaire), propriété d'un texte où s'associent, aux valeurs traditionnelles et aux figures classiques du texte littéraire, les significations et effets de sens provoqués par les liens hypertextuels au sein d'un réseau (l'internet par exemple), qu'ils aient été voulus ou non par l'auteur.







Novembre 2008

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Samedi 1er novembre 2008. Alors qu'on est encore en vie.

Levé à six heures pour les notes du cours sur Dora Bruder. Au chapitre 8, Modiano rapproche comme incidemment internat (pour Dora) et internement possible de ses parents, les mesures de mai 1940 concernant les ressortissants du Reich et de l'ex-Autriche (annexée) ayant été prises quatre jours après l'entrée de Dora au Saint-Cœur-de-Marie, rue de Picpus. Certaines ex-Autrichiennes, relâchées quelques semaines plus tard seront d'ailleurs de nouveau arrêtées dès l'année suivante comme... juives. Ce qui fait réfléchir Modiano à ces catégories bizarres — c'est le moins qu'on puisse dire — que des hommes inventent pour justifier leurs idéologies totalitaires. Autre rapprochement, qui surprend quelque peu mes étudiants : celui que je fais entre les stades (de plus en plus grands après la renaissance de l'olympisme) et les camps (qui peuvent être de réfugiés, d'internement, de travail ou d'extermination), certains stade servant de camps de transit.

Déjeuner au Saint-Martin avec T., et nos amis A. et R. qui, du fait de la nouvelle situation professionnelle d'A. et quoique mariés, ne se sont pas vus depuis plusieurs semaines — c'est une période de transition qu'ils juguleront bientôt.
Il fait très beau. On va se promener tous les quatre à Ginza, par les avenues aujourd'hui ouvertes aux piétons. Nos amis ne connaissent presque pas Tokyo. Grosse affluence, il faut louvoyer dans la foule bon enfant. Même la manif des employés du JR défile bien rangée sur le côté... Bon café au Temps (c'est le nom du café). À l'agitation du Bic Camera, nous préférons le calme somptueux du Tokyo International Forum dont nous parcourons les coursives avant de revenir à Iidabashi et rentrer chacun chez soi.

Notre droit à la distraction (qui fait quand même bien réfléchir) avec un film loué pour le dîner, The Mist (Darabont, 2007). Derrière la fable des monstres passés par la fenêtre d'un monde parallèle, le film montre bien que trois grands dangers ontologiques se cachent dans le brouillard des entreprises humaines : la science sans conscience comme la pratiquent parfois les militaires, le fanatisme religieux qui crée l'ignorance pour manipuler les imbéciles, et le renoncement par désespoir alors qu'on est encore en vie.


Dimanche 2 novembre 2008. D'hiver longtemps cherché.

Les quatre d'hier se retrouvent à la gare d'Iidabashi pour aller à pied par grand beau temps sec d'automne jusqu'au Seijo Ishii de Korakuen où notre ami moriokien débutant s'offre les camemberts qui lui permettront de tenir le coup quelques jours... Jusqu'au congrès du week-end prochain.
T. et moi quittons nos amis à la gare de Tokyo pour nous engouffrer dans la tour de Shin-Marunouchi, faire les magasins — ce que nous n'avons tous les deux pas fait depuis des lustres !... Déjeunons chez Suju avec une superbe vue sur le palais impérial. Chez Batak, je trouve enfin le costume trois pièces d'hiver longtemps cherché, tissu bleu d'Écosse... pour remplacer enfin, dans quelques jours, la robe de bure cramée.
Retour à pied en contournant le palais impérial par Takebashi, comme d'habitude. Beaux nuages du couchant.

T. nous a loué un dévédé, L'Empire des loups (Nahon, 2005), film assez réussi, passé totalement inaperçu de nous, en 2005 (sans doute parce que les Rivières pourpres 1 et 2 avaient noyé notre intérêt). Jean Reno dans un rôle de vrai-faux ripoux infiltré dans le trafic turc de drogue. Belle réussite des lieux secrets et des souterrains.

Et lire, reprenant où je m'étais arrêté dans l'avion Fukuoka-Tokyo :
« Cet aventurier qui méprisait la bourgeoisie brésilienne avait monté les collections du musée comme il avait monté toutes ses affaires : en taxant les grandes fortunes, qui n'osaient pas se dérober à ses ordres tant effrayaient sa puissance et sa réputation d'implacabilité. En les forçant à devenir mécènes, disait-il, il leur offrait une assurance-vie contre le bolchevisme. C'est comme ça que le Chasseur de lions est arrivé à São Paulo, te raconte Isabel : après que le terrible petit homme s'est levé et a désigné, à la fin d'un dîner en black tie, un banquier ou un grand fazendeiro qui à ce moment-là a ressenti la peur du cancre sur qui se pointe l'index du professeur, mais pas de doute, c'est à lui que s'adressait le vieux pirate : « Seu João, ou Guilherme, ou Antônio, tu vas contribuer à la culture du peuple brésilien, tu vas donner cent mille dollards pour acheter un Manet au senhor Wildenstein, à New York.» Et l'autre a fait un sourire contraint, sachant que s'il ne s'exécutait pas, il était un homme mort, économiquement et socialement au moins.» (Olivier Rolin, Un Chasseur de lions, Paris : Seuil, 2008, coll. Fictions & Cie, p. 16-17.)


Lundi 3 novembre 2008. Rien d'inutile ni de cuistre.

Grasse matinée bien méritée.
Plus tard, pendant que je finis mes billets en retard, puis pendant que je chasse dans la forêt des Flux Litor, T. continue la lecture de Vingt Ans après jusqu'à — Remember, chapitre 71 — la décollation du roi Charles 1er, malgré les entreprises des quatre mousquetaires pour le tirer des griffes de Cromwell (réel) et de Mordaunt (fictionnel, comme sa mère Milady)...

Le temps reste couvert. Après un essai peu convaincant de ramens de Fukuoka, pourtant bien préparés par T., nous sortons perdre ces graisses toxiques, marcher avec cette fois Shinjuku en ligne de mire et l'idée d'acheter des cartouches de filtre à eau — un but comme un autre, non ? Après une bonne heure de rues tranquilles, nous débouchons près du grand magasin Isetan dont nous visitons l'étage d'équipement de la maison (où l'on trouve les cartouches convoitées).  Retour par la ligne Shinjuku pour éviter l'affluence de la gare centrale.

Le suspense ObamacCain s'empare de tous les médias (certes compréhensible), nous dînons en compagnie tragique de Lancelot du Lac (Bresson, 1974). Quelques cadrages par morceaux, qui pouvaient passer pour très modernes il y a trente ans, me semblent tout de même aujourd'hui bien ennuyeux. En revanche, la solennité dépouillée des tenues, comportements, dialogues, décors passe encore bien, nous ravive un Moyen-Âge humble, sauvage, bressonnien.

Et retour au XIXe siècle, avant de dormir. Ça fait penser à un cocktail de Claude Simon (L'Acacia) et de Patrick Deville (Pura Vida), ce Rolin-ci, avec un zeste de Tugny (Corbière le crevant) et un soupçon d'Échenoz (Ravel). C'est tout du moins ce que je dirais, avec le souvenir de mes récentes lectures, pour attirer ceux qui ne connaissent pas encore, alors que le livre se passe très bien de ces références, les fait oublier, et les auteurs qu'il cite n'ont rien d'inutile ni de cuistre. Ses chapitres très bien construits sont à la fois enlevés et profonds. On sourit, on s'instruit, on croit parfois passer du coq à l'âne, mais pas du tout.
« C'est à la Maison Dorée qu'il a rencontré Manet, à l'époque du scandale d'Olympia. Il était un peu gris, et puis il n'a jamais été timide : il a ouvert par erreur la porte du cabinet où le peintre soupait avec Zola et quelques autres, il est entré [...] Car il taquine le pinceau, aussi — il brosse des scènes animalières, évidemment, des lions, des tigres, des animaux nobles, l'équivalent dans le règne animal des « personnalités éminentes » qu'il aime à rencontrer dans la vie sociale. Mais il sent que sur la toile aussi il est lourd.  Ses fauves ont l'air empaillés. Ses tableaux, à peine en voudrait-on au Muséum, pour faire un fond de décor africain. Les Chasses de Delacroix, ces furieux tumultes, ces décharges de couleurs, jamais il n'approchera de ça. Peindre un lion, c'est plus difficile que d'en tuer un (même si, il en sait quelque chose, ce n'est pas très facile non plus d'en tuer un). La « vulgarité » dont l'académie, les critiques, le goût du temps accusent Manet, il sent bien qu'elle est d'une essence infiniment supérieure à sa propre vulgarité, il devine que la sienne n'est que faiblesse là où celle de l'Olympia est audace et vérité, mais tout de même... il espère vaguement être de ce côté-là. [...] Son insatisfaction, sa naïveté, sa balourdise ont touché Manet, ils sont restés amis.» (Olivier Rolin, Un Chasseur de lions, p. 57-58)


Mardi 4 novembre 2008. Quand vous piquez la poupée.

Après ce week-end vraiment dépaysant (vacance d'écriture, amis en visite), il faut tout de même repartir au charbon pédagogique. Deux paquets de copies corrigés dans le train, puis une petite heure de Rolin avant l'arrivée à Nagoya me remettent d'aplomb.

À la fac, mon avant-dernière commande de livres est arrivée, renfermant le Courir d'Échenoz, le Manitoba de Manset, le Sempre Vivu de Renucci, des Audeguy, des Zamiatine... La dernière commande était bizarrement arrivée avant, il y a huit jours, avec notamment tous les Manuela Draeger et tous les Elli Kronauer de l'École des loisirs, puisqu'il faut les compter dans le post-exotisme. (Je ne sais pas si on mesure bien le danger pour les enfants...)
À ce sujet, j'attends un accord de principe pour mettre en ligne le texte de mon intervention de vendredi dernier. La version audio semble être bien accueillie. Je remercie d'ailleurs vivement Christine et François qui ont été à l'écoute tout de suite et ont relayé, de sorte que j'ai déjà plus d'auditeurs de par le monde que dans la salle de Fukuoka...

Après les cours, je rigole encore un peu sur le dos des siamois Guaino le Juste et Nicolas le Petit (quand vous piquez la poupée vaudou de l'un, ce sont les deux qui réagissent).
Puis, retour au sérieux, j'essaie de m'organiser pour jeudi (Alexandre Gefen à Gakushuin) et vendredi (Jean-Philippe Toussaint), le week-end étant déjà bien mis sur pied (Congrès des profs à Morioka et prolongation en montagne...). Enfin, dîner et lecture.

« Au-delà des fortifications s'étend une ville morte. On a démoli les maisons, abattu les arbres, pour créer des glacis. Les rues traversent des montagnes de gravats, la Seine coule entre des éboulis, les tabliers des ponts plongent dans le courant, les bois de Boulogne et de Vincennes ne sont plus que des abattis. [...] Dans la journée, une foule envahit ces ruines, tirant les charrettes, poussant les brouettes, portant hottes et brancards, affairée à récupérer tout ce qui peut l'être. Le soir, avant la fermeture des portes, de lents convois convergent vers Paris, transportant une ville en miettes. La nuit, sous la lune, il ne reste plus que des bandes de chiens errants, et des soldats autour de feux de camp. Manet est l'un d'eux. Il est lieutenant dans l'artillerie de la Garde nationale. Il ne déteste pas cette vie. Il est républicain et patriote, pour lui cela veut dire la même chose. La République, c'est le peuple en armes, les soldats de l'an II. L'idée d'abandonner Paris, comme l'ont fait Pissarro ou Monet, ou Zola, ces « poltrons », ne l'a pas traversé. Et puis, il retrouve cette inclination à l'aventure qui l'avait poussé, à seize ans, sur les mers.» (Olivier Rolin, Un Chasseur de lions, p. 66-67)


Mercredi 5 novembre 2008. Un démocrate est élu !

À 13h02, heure du Japon, 5h02 en France, France Info annonce que CNN annonce qu'Obama est élu, c'est-à-dire qu'un démocrate est élu ! Car qu'un démocrate soit élu, c'est bien ce qui est paradoxalement la bonne nouvelle. Que par ailleurs, il soit métis et d'origine modeste n'est pas secondaire et révèle combien les citoyens américains devaient en avoir marre de ceux qui les ont entubés huit années de suite, enquillant guerre dans guerre.
Et en plus, y'a pas photo !

Depuis ce matin, je suivais sur une page spéciale de France 24 l'annonce des tendances, puis l'évolution de la carte des États-Unis, les états se colorant en bleu ou en rouge selon l'arrivée des résultats électoraux. Sur la partie droite de la page, dans un cadre, des commentaires d'un peu tout le monde arrivaient à flux tendu. En fait, c'était, en abrégé et généralement écrit avec les pieds, une débauche de propos racistes, intolérants, insultants, stupides puis, après l'annonce de la victoire d'Obama, de félicitations naïves, d'espoirs pour le monde entier, etc. Comme si les racistes faisaient le forcing dans les dernières heures pour convaincre d'improbables électeurs francophones — mais surtout pour conjurer l'Histoire, se convaincre de l'impossibilité de ce qu'ils redoutaient et qui était en train de venir. Et disparaître dans la rue ou dans la bière quand il ne servait plus à rien d'écrire toutes ces insanités. Quelques heures après la victoire, France 24 a rapidement fait disparaître cette page dont l'historique n'était pas glorieux pour les francophones (et aurait même pu entraîner quelque mauvais procès...). Mais ça m'en a dit long sur le retard historique de la France, d'en-haut comme d'en-bas.

À 16 heures, un agent immobilier vient me chercher et, avec Andreas qui m'accompagne par curiosité, nous allons visiter une maison dans le quartier de Sakurayama pour un possible achat. Ce n'est pas juste à côté de l'université comme l'est l'appartement que j'habite actuellement mais à une quinzaine de minutes en vélo, dans un quartier résidentiel sans être mortellement ennuyeux (comme l'est Kawana où j'étais allé voir une maison il y a quelques mois). La maison, impeccable pour ses dix ans d'âge, est encore habitée par une famille de six personnes, trois générations, sur deux étages, 140 mètres-carrés, des doubles fenêtres, des balcons, des prises partout. Rien à y redire, sauf le prix. On essaiera de le faire descendre un peu... Sinon, on en cherchera une autre. Mais T. avait eu une bonne impression en voyant le plan et il fallait qu'on réagisse vite. Maintenant que c'est fait, et qu'on est intéressé, il faut voir le financement... D'ailleurs, est-ce que la banque accordera encore le crédit qu'elle promettait l'an dernier, quand on était allé faire une simulation ? Voilà un sujet bien d'actualité.

Dans la lecture du soir, idées que je partage, même si pas dans le ton de la journée... À rapprocher de ce que je disais à Fukuoka.

« (Vous avez vingt ans, vous êtes romantiques, révoltés, ignorants, vous vous efforcez d'aomer les idoles de la Révolution mondiale (il y a encore, à l'époque, quelque chose dans le monde qui porte ce nom, « Révolution mondiale »), Marx ou Mao, certains poussent le zèle jusqu'à se convaincre qu'ils aiment Staline. Mais une inquiétude en vous, au fond de la part libre et rêveuse qui demeure en vous, résiste au culte des leaders, à la lâche admiration des vainqueurs. Vous êtes très ignorants, pourtant vous vous doutez que la Révolution est un geste dont la grandeur prométhéenne ne résiste pas à sa victoire, que la Révolution victorieuse voit le temps des bureaucrates et des policiers succéder à celui des héros, qu'il n'y a de belle Révolution que dans les premiers moments incrédules, et puis après qu'elle a été assassinée. [...] La République espagnole, la Commune de Paris, leur histoire ne vous est épopée que parce qu'elle est celle de défaites. [...]) » (Olivier Rolin, Un Chasseur de lions, p. 101)


Jeudi 6 novembre 2008. Un boulevard de picolade.

Essais puis mise en ligne du texte de ma communication de Fukuoka, Le Langage du rêve chez Antoine Volodine, également disponible ici en audio (apparaît également dans les onglets en haut du JLR2).

Trois cours dont deux bruyants et un écourté. Un bruyant parce qu'on apprend l'usage de l'impératif, avec les logiques degrés de voix et de mélodie entre ordre, recommandation et conseil ; intimidés, les étudiants n'osent pas parler haut, ça prend du temps, pour empêcher un enfant de se faire écraser par une voiture, on simule, ni pour faire reculer quelqu'un qui se penche trop à la fenêtre... L'autre cours bruyant, c'est à cause de la marche d'un mois du bataillon des Fédérés de Marseille, temps qu'il leur faut pour bien apprendre leur chant, récupéré de l'armée du Rhin, dans La Marseillaise (Jean Renoir, 1937-1938). C'est d'ailleurs là qu'il faut raccourcir, au moment où ils arrivent à Paris et où je dois partir pour Tokyo, toujours en compagnie de mon chasseur de lions...

Car s'il m'est impossible d'être à l'heure pour entendre Alexandre Gefen présenter la littérature contemporaine et ses études telles que proposées dans le site Fabula (sujet que je connais aussi un peu), il est en revanche très agréable d'arriver à l'université Gakushuin au moment du cocktail donné en son honneur, et animé par nos brillants collègues Thierry Maré et Laurent Hanson. Cependant, animé, Alexandre, lui, ne l'est plus beaucoup. Il a, en effet, à Kyoto, pris un coup de froid et n'a présentement plus qu'un douloureux filet de voix. Moins d'une heure plus tard, il s'efface dans un taxi et nous laisse un boulevard de picolade. Au restaurant, qui n'est d'ailleurs pas celui habituellement retenu pour ces agapes, une dizaine de survivants affrontent de peu ragoûtants aliments, de sorte qu'il vaut mieux boire et parler... Je ne vous dis pas dans quel état je rentre, mais j'y parviens et avant l'heure de me changer en citrouille. Et sans en arriver aux extrémités de Pertuiset en Terre de Feu...

« On commence à avoir faim, des vols d'oies sauvages se lèvent dans de grands tumultes d'air et de plumes et on n'a même plus de quoi les tirer. Alors on mange des coquillages qui pullulent sur les rochers. Au bout d'une seule journée de ce régime, Le Scouézic, Mironton et l'inventeur du dirigeable commencent à être dévastés par la chiasse. Le lendemain, ce sont tous les militaires, livides, suants, gémissants, qui sont constamment obligés de s'arrêter pour baisser pantalon. Le montreur d'ours, l'orthodontiste, le garçon de café, le photographe, le boulanger, le sergent de ville, enfin la moitié de la troupe est atteinte. Ce ne sont que pets foireux, courantes à répétition, tonitruants vidages de boyaux. Les misérables, dans leur hâte, se chient dessus, ils sont tout embrenés, leur odeur incommode les autres. Les autres, justement... Comment se fait-il qu'aucun des anciens communards ne soit atteint ? Ces gibiers de potence ? Ni Pertuiset ? Dans un des rares moments de lucidite que lui laisse la diarrhée, Le Scouézic formule nettement la question qui implique sa réponse : s'ils n'ont pas la drisse, tiens, c'est parce qu'ils se sont gardé toutes les sardines à l'huile ! » (Olivier Rolin, Un Chasseur de lions, p. 170)


Vendredi 7 novembre 2008. Des couleurs et l'aplomb.

Suite au mélange vin rouge, bière et saké aggravé du trop peu de nourriture, je me réveille à quatre heures du matin avec un casque de vingt kilos greffé du haut du crâne à la nuque. Inutile de rester au lit dans ces conditions ; le thé au jasmin s'impose. Et moins d'une heure plus tard, même si la tête tourne encore un peu, le casque se desserre... Assez pour surfer une heure ou deux avant le petit déjeuner.

Pour detox, comme on dit ici, T. prépare un nabé simple avec des morceaux de poulet, du poireau et du chou. Pas gras, à peine salé, parfumé au yuzu, un agrume de saison. Pendant ce temps, j'ai repris des couleurs et l'aplomb. Je peux fignoler par téléphone et par courriel la conjonction de ce soir.

Et je ne remercierai jamais assez Laurent de l'idée qu'il a eu pour honorer l'éphémère présence de Jean-Philippe Toussaint. Nous étions en effet passés de jour il y a quelques années dans ce jardin de Chinzanso, le long de la rivière Kanda, près d'Edogawabashi, mais j'ignorais que la maison traditionnelle, en bas du jardin, fût un restaurant raffiné et très discret, le Mucha-an, où l'on pouvait déguster tempuras et sobas en admirant, au doux glou-glou d'un bambou, la composition végétale escarpée.
Ce soir, Toussaint revient d'un exposé à l'université Gaigo, où Sonia l'a accueilli en début d'après-midi, Christine a accepté d'être ma cavalière (T. étant à la piscine), et deux autres amis de province, L. et A., recrutés du matin, ferment ce septet que j'appelle une conjonction, donc, et qui, de par son aspect improbable et privé, n'en a que plus de saveur.
Je ne prends qu'une bière que je ne finis pas, de belles photos et peu la parole. On continue par la visite du jardin, les feuillages, la pagode et la cascade à éclairage variable, jusqu'à déboucher dans l'hôtel Four Seasons où le luxe un peu ridicule décontenance. Après, c'est fatalement la redescente, les escaliers du métro et la séparation, comme toujours, triste et nécessaire.
C'est Christine que je quitte la dernière, devant la gare d'Iidabashi. Si je suis certain de revoir chacune de ces personnes en diverses occasions, il m'apparaît avec certitude, tandis qu'un coup de vent m'incite à fermer mon manteau de cuir, que jamais cet improbable groupement-là n'adviendra plus. Mais ne donnons pas prise à la mélancolie, cette chienne.


Samedi 8 novembre 2008. Ce qui urgeait dans les têtes.

Encore deux heures très matinales pour parachever les notes sur deux chapitres de Dora Bruder. Il y est surtout question des lois vichystes « portant statut des Juifs », celle du 3 octobre 1940 et celle du 2 juin 1941, en s'intéressant principalement à leur article premier, celui qui définit les Juifs et fait à chaque fois référence à la notion de « race » (notion dont il faut rappeler qu'elle a été totalement construite sur une fausse vision pseudo-scientifique), la seconde fois aggravant la première par une claire distinction avec celle de confession religieuse. Je ne suis pas spécialiste et ne connais pas la généalogie exacte de ces lois mais j'imagine que des juristes pointilleux — et racistes — ont dû tiquer à la première mouture, comme si elle avait été écrite précipitamment — on se demande bien ce qui urgeait dans les têtes ; comme quoi ce n'était peut-être ni assez définitionnel ni assez référentiel à d'autres textes, ce que sera la seconde. Il est terrible de voir en quelques mots qu'il existait assurément, au-delà des demandes allemandes du moment, une volonté française de stigmatiser les Juifs. Comme si, après l'échec de la bouc-émissarisation d'un seul (Dreyfus), il devenait enfin possible, grâce au contexte nazi dont il fallait vite profiter de peur qu'il ne disparaisse ou que Berlin ne change d'avis, de se débarrasser de tous les juifs à la fois, d'exterminer socialement un groupe (des groupes, en fait). Avant d'être obligé de les exterminer physiquement — car que faire de ceux auxquels on a interdit la plupart des métiers ? On sait à peu près ce qui s'est passé, les crimes, les rafles, les déportations, les exécutions et les gazages, l'ampleur continentale et industrielle de tout cela, mais il reste extraordinairement étonnant — et presque incroyable — de voir sur quel pauvre petit nombre de mots tout cela a reposé.
Étonnant aussi de constater qu'une grande partie des Japonais n'ont qu'une idée très vague de tout cela. Mais comme ils n'ont déjà plus aucune mémoire des crimes de leur propre pays... ce n'est en fait pas si étonnant. 

Aussitôt rentré, aussitôt reparti (après de telles évocations, on a besoin d'air).
Les valises étaient prêtes. On file, T. et moi, à la gare de Tokyo, prendre un train pour Morioka, près de cinq cents kilomètres au nord, où il ne fait déjà plus que cinq ou six degrés et où se tient le congrès d'automne de la Société japonaise de Langue et Littérature françaises. Déjeuner dans le train (avons pris des bentos de Kyoto au sous-sol de Gransta), puis lecture et sieste — le trajet dure deux heures quarante.
Une voiture de location nous attend à la gare, nous remontons une rivière vers l'ouest jusqu'au lac Gosho (célèbre il y a quelques temps pour la grippe aviaire de ses cygnes), à l'hôtel Kozanso du site thermal Tsunagi Onsen qui sera pour ce soir la source de notre sommeil. Et préalablement d'un très bon dîner de produits régionaux. Réalisation très contemporaine d'une architecture traditionnelle, vue sur le couchant depuis les bains de bois et de rochers fumants, à température parfaite, T. et moi nous parlons par-dessus le mur séparant hommes et femmes, et admirons la lune.
Après le dîner de kaiseki rustique (une bonne quinzaine de plats différents), on nous propose de peindre sur nos baguettes pour les réutiliser demain matin, voire les emporter. Nous en profitons pour peindre aussi l'assiette...

Swing Girls (S. Yaguchi, 2004), amusant film pris en cours de route à la télé japonaise, des jeunes filles de province qui tentent, ne sachant pas jouer d'un instrument, de devenir une sorte de Big Band pour un concours régional... La séquence la plus drôle est assurément celle de la rencontre avec un sanglier.
Pas de liaison internet ce soir, le billet d'hier sera posté demain d'une station de ski cinquante kilomètres plus au nord, pour la suite, ça prendra quelques jours...


Dimanche 9 novembre 2008. Tout, arbres, rivières, animaux, employés attendent.

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Nous nous levons à 6h30 pour avoir le temps, chacun de son côté, de retourner au bain pour l'aurore. C'est la discipline du onsen, on ne ferait pas ça tous les jours. Dehors, il ne fait que quatre ou cinq degrés.
Après la toilette et s'être bien chauffé dans le bain intérieur, avec vue sur le lac, je me rends nu dans le bain extérieur. Seule la tête sort et connaît les frimas. À travers les vapeurs d'eau, le paysage s'éclaire progressivement, les montagnes dorent et le ciel rosit. J'ai pris mon appareil-photo mais les clichés sont flous, peut-être parce que l'autofocus est trompé par les vapeurs. L'autofocus a ses vapeurs...

Ensuite, nous nous équipons (bonnets, gants, chaussures achetées en Corse) pour aller marcher une heure près du lac Gosho, apercevoir quelques dizaines de cygnes qui se concertent bruyamment, sans doute pour décider quel serait le plan de vol, au cas où.
Nous les laissons là pour nous conformer au nôtre, de plan de vol, et parce que nos ventres crient famine. C'est l'heure du petit-déjeuner au Gozanso, aussi goûteux et rustique que le dîner, et presque aussi plantureux. T. mange même du natto. Et le jus de pomme, il résulte du bruit que nous entendions une heure plus tôt en passant dans le couloir, on ne peut pas plus home made, donc.

Départ peu après 9 heures pour l'université d'Iwate, dans le centre de Morioka. Nous allons rejoindre le gros des troupes francophones pour écouter la conférence d'Yvan Leclerc sur la correspondance de Flaubert, dans le cadre du Congrès SJLLF. Au moins cent cinquante personnes, quelques salutations, à la volée, à la poignée, sans distribution de cartes.
Conférence de bonne facture, et un certain petit humour souvent propre aux flaubertiens. En principe, je l'ai enregistrée en audio (près d'une heure trente), avec mon téléphone portable, ayant oublié mon enregistreur numérique dans la voiture (on saura si ça a marché quand je pourrais acquérir une carte micro-SD à insérer dans le téléphone pour transférer à l'ordinateur...).

En voiture avec Yvan Leclerc jusqu'au Metropolitan Hotel pour un déjeuner flaubertible à huit, le lady's lunch du restaurant chinois (très moyen). T. discute beaucoup avec son voisin, le professeur Matsuzawa Kazuhiro, qui nous donne des conseils sur les quartiers à habiter à Nagoya. Incidemment, dans la conversation, je demande à Yvan pourquoi les pages de transcription des manuscrits ont été retirées (par exemple celles que je pointais dans le cadre du cours sur Madame Bovary, l'an dernier). Cela l'étonne car il les pensait encore en ligne et souhaitait même s'en servir. Je confirme : tout l'historique de l'Atelier Bovary est encore en ligne mais plus les transcriptions des manuscrits. Des liens à vérifier ?...

Les quittons vers 14 heures et filons à deux sur Appi Kogen, quelques dizaines de kilomètres plus au nord. Comme c'est l'inter-saison, les hôtels sont déserts. Tout, arbres, rivières, animaux, employés attendent la neige imminente. Ayant repéré le complexe hôtelier, nous continuons la route jusqu'en haut, six kilomètres plus loin, là où elle a déjà été fermée pour l'hiver. Près de là, une sorte de village minier à l'abandon — lieu assurément volodinien (si quelqu'un veut l'adresse pour y tourner quelque chose...).
Redescendons pour prendre notre chambre, en changer pour une qui ne sente pas le tabac (on a le choix, on en renifle trois). Dîner en haut de l'hôtel mais sans aucune vue, tout est noir, sauf quelques lumières bleues en formes d'arbres (d'ailleurs accrochées à des arbres). En revanche, la connexion internet 100 Mbps est impeccable ; on peut voir le journal de TV5 Monde. Après, je laisse tomber Thalassa au profit du JLR en retard, puis du Chasseur de lions, puis du marchand de sable.


Lundi 10 novembre 2008. Montagne, laçons serré.

Bain matinal, le dernier du séjour. L’hôtel étant destiné à accueillir des centaines de clients qui skient et boivent, les équipements de bains et sauna sont basiques et fonctionnels, juste un peu chic, comme en ville, comme au centre de sport. Plantureux petit déjeuner, ici aussi (sauf la prune (umeboshi) trop salée).
Après avoir réglé notre note, nous montons garer la voiture un peu plus haut dans la montagne, laçons serré nos chaussures de montagne et partons pour quelques kilomètres dans la forêt de mi-altitude, les chemins caillouteux puis le plateau où les marécages commencent à geler — 860 mètres d’altitude à ma montre. C’est l’extrême limite de la saison pour cette randonnée ; dans trois jours, dès demain peut-être, il faudra un autre matériel. Il fait 12 degrés quand nous commençons avec un soleil intermittent et 8 quand nous revenons à la voiture à midi.

Entretemps, nous n’avons rencontré personne. Aucun randonneur dans ces parages. C’en est même étrange.
Comme si nous nous étions égarés dans une zone contaminée. Pourtant, nous avons fait une rencontre. Et troublante. Nous avancions dans le sous-bois légèrement pentu quand soudain, à trente mètres de nous, entre deux arbres, un kamoshika (saro du Japon), lui-même fort étonné de nous voir, ne fuyant pas parce que nous ne faisions aucun geste ni déplacement dans sa direction. Après une bonne minute d’observation mutuelle, c’est nous qui sommes partis, sans mouvements brusques. Non sans l’immortaliser.

Déjeuner en haut du Hachimantai Royal Hotel, lui aussi presque totalement désert. Surprise d’y trouver de la cuisine française, avec des ingrédients bio et régionaux, en face d’un mont Iwate ensoleillé par larges instants, au point de laisser apercevoir, quelques minutes seulement, son sommet déjà blanc.
Dernières courses en bas de l’hôtel. On refait les bagages sur le parking, maintenant qu’on peut ranger les chaussures de marche. Retour tranquille à Morioka où nous rendons la voiture un peu avant 16 heures.
Dans le train du retour (trois heures), je lorgne de temps en temps sur ma voisine, plongée dans Vingt Ans après (la fin de Mordaunt, enfin). Et de mon côté, fin du Chasseur de lions. J’ai tout aimé dans ce livre, plus encore que dans Tigre en papier, mais j’aime moyennement la fin, ces dernières pages qu’on sent trop travaillés dans le sens de la clôture. Pour moi, le livre aurait dû s’arrêter ici :

« Puis c’est Charles Cros qui meurt [...] Puis c’est Berthe qu’une pneumonie emporte [...] Méry meurt au tournant du siècle, elle survivra en Odette de Crécy, Mallarmé l’a précédée de deux ans [...] Et lui alors, l’insolite balourd, qui a croisé ces vies, fait l’éléphant dans un magasin de porcelaines, lui qui n’a pas connu ce qu’était l’art, mais eu assez de sensibilité tout de même pour l’admirer, de loin, comme qui contemple un beau paysage, comment a-t-il pris congé ? A-t-il fini sous la griffe d’un lion, ou bien assassiné par son boy, au bord d’un fleuve d’Afrique ? La cirrhose l’a-t-elle emporté, vieux poivrot qui amusait du récit de ses aventures les habitués des bistros de Montmartre ? Est-il mort à l’aube dans une minable chambre d’hôtel d’une petite ville où il s’apprêtait à faire une conférence sur le thème « La Terre de Feu, eldorado du futur » ? Ses voisins, lassés d’entendre ses rugissements, l’ont-ils fait interner dans un hôpital psychiatrique où les médicaments l’ont endormi pour toujours ? A-t-il succombé à une apoplexie à la fin d’un repas de chasseurs, face embourbée dans le sorbet, serviette nouée autour du cou ? S’est-il fait sauter la gueule avec sa « poudrière de campagne » ? Ou bien est-il retourné en Patagonie et y a-t-il disparu dans la montagne [...] » (Olivier Rolin, Un Chasseur de lions, p. 230-231)


Mardi 11 novembre 2008. Possible solution pour récupérer.

Encore un train, celui du retour à la semaine normale. Avec correction de copies et, heureusement, début de lecture de Viktor Pelevine, La Vie des insectes.

« Vous savez, expliqua-t-il dès qu'Arthur se fut posé à côté de lui, je voyage beaucoup et ce qui me frappe toujours, c'est que chaque paysage est unique en son genre. J'étais récemment au Mexique. Naturellement, c'est incomparable. Voyez-vous, c'est une nature si riche, si généreuse... peut-être même trop. Parfois, il faut se traîner longtemps à travers le maquis pectoral avant de trouver un endroit convenable pour boire. Il faut rester vigilant en permanence : un pou sauvage peut vous sauter dessus du haut d'un cheveu, et alors...
— Les poux peuvent attaquer ? s'écria un Arthur incrédule.
— Voyez-vous, les poux mexicains sont très paresseux, et il leur est plus facile de ronger le fin abdomen d'un moustique que de se procurer de la nourriture par un travail honnête. Mais ils sont plutôt patauds, ce qui laisse le temps de décoller lorsqu'ils attaquent. Évidemment, en l'air, on risque d'être attaqué par une puce. Bref, c'est un monde cruel et magnifique. Je préfère quand même le Japon et ses espaces jaunes, immenses, presque privés de végétation et pourtant si différents du désert. Vu du haut, on a l'impression de se retrouver dans l'antiquité profonde. Mais, c'est difficile à raconter, il faut le vivre soi-même. Il n'y a rien de plus beau que des fesses japonaises lorsque le premier rayon de soleil les dore légèrement et qu'un vent doux souffle sur elles... Dieu, que la vie peut être charmante ! » (Viktor Pelevine, La Vie des insectes, p. 15-16)

Au Bic Camera, carte mémoire micro-SD pour téléphone portable (possible solution pour récupérer la conférence d'Yvan Leclerc à Morioka, feuilleton à suivre...). Puis, la fac, les cours. Rien à en dire.
Et puis ce n'est pas encore ce soir que je viendrai à bout de mon retard de billets...
[Posté vendredi...]


Mercredi 12 novembre 2008. Comment écoper ce flot des jours ?

Merci, cher Jean-Claude, de m'envoyer des fleurs qui, heureusement, ici, ne sont pas cantonnées aux cimetières. Je passe souvent devant une maison, dans les ruelles de Kagurazaka, où l'on exhibe chaque année à cette même époque des chrysanthèmes de près d'un mètre cinquante de haut. Moins d'une dizaine de pots, élevés par les gens devant chez eux pour être exposés ensuite dans une compétition où des prix seront décernés aux plus gros, aux plus réguliers, à la perfection géométrique des pétales.

Le cours de phonétique se passe très bien (mieux que les cours d'hier, je suis vraiment revenu dans mon assiette). Une petite réunion de département. Une fin de billet suivie de la mise en ligne (celui de dimanche). Une plus grosse réunion pendant laquelle je parviens à corriger deux paquets de copies, non sans piquer du nez à de multiples reprises. Et c'est déjà l'heure de partir pour le Centre international (Kokusai Center), où Yvan Leclerc, après être passé deux jours à Kyoto, donne une conférence sur le thème : pourquoi somme-nous tous flaubertiens ? (enregistrée dans des conditions normales, cette fois — j'ai retiré les temps de traduction en japonais).
J'avais apporté Madman Bovary et Yvan s'en est emparé pour l'insérer dans son propos sur les dérivés. Par ailleurs, je sais maintenant pourquoi je ne trouvais plus les pages des transcriptions des manuscrits, comme je disais dimanche : c'est parce qu'elles ont changé d'adresse ! (Ce qui veut dire que j'ai tous mes liens flaubertibles du JLR 2007 à refaire...).
Nous allons ensuite dîner à six au Café Brasserie Cancale, au 12e étage de la gare de Nagoya, où le service est un peu du n'importe quoi mais avec d'excellents produits (jambons crus, saucisse aux lentilles, poisson mariné, etc.). Et puis la conversation avec cinq flaubertiens, c'est à ne pas s'ennuyer, vous imaginez.

Constatant que j'ai encore trois jours de retard, je me demande ce qui m'arrive. Il me semble qu'auparavant je parvenais plus vite à écoper les jours accumulés. S'ajoute à cela le fait que je n'ai rien écouté ni enregistré de France Culture depuis plus de deux semaines (ça date de la préparation Volodine avant le colloque à Fukuoka), que j'ai à peine écouté, d'une oreille distraite, les Ce soir ou Jamais depuis l'élection d'Obama, que je n'ai quasiment pas parcouru les Flux Litor ni rien retenu pour la sélection mensuelle, et qu'à la différence de mes éminents voisins de blog, je ne me suis absolument pas intéressé aux prix littéraires (je me demande d'ailleurs si c'est bien le rôle de Lignes de fuite...).
Cependant, je m'interroge sincèrement, entre deux yeux... et j'acquiers la certitude que je n'ai aucunement envie d'arrêter. Simplement, cette question : comment écoper ce flot des jours ?


Jeudi 13 novembre 2008. Progression de la douleur.

Ponctuée par les cours, le déjeuner et de la paperasse, la journée n'est qu'une longue progression de la douleur. D'abord banale et matinale, l'épaule droite se signale au moment d'enfiler un maillot. Tiens ! Quelle est donc cette souffrance ? Puis, en tenant le guidon du vélo, difficile à tirer pour la côte. Puis plus fort en déplaçant un simple fauteuil à roulettes. Le cours de première année porte sur l'impératif et le vocabulaire du corps, avec des dessins et des mouvements de gymnastique — que j'effectue, ça fait du bien (je suis le document authentique). Et ainsi de suite jusqu'au soir où il faudra d'infinies précautions pour cuisiner, me déshabiller et me coucher. Et sans que je sache pourquoi. Aucun souvenir d'un choc, d'une torsion ou d'un inhabituel étirement... Serait-ce ce qu'on appelle ici gojyuu kata (frozen shoulder), l'épaule de cinquante ans ? Ou une simple tendinite ?

Mais un mal d'épaule ne bouche pas les oreilles...
Ce soir au Jamais (du 6 novembre) sur la gauche, son état, son avenir, sa définition. En effet, après avoir rapidement survolé les autres émissions depuis deux semaines et comme Christine le disait en commentaire, il n'y a que ça d'intéressant (et encore). Vous avez entendu, dans l'émission du 4, la suffisance de Rama Yade ? C'est vraiment dommage, de se comporter comme ça, de s'y croire tellement, de se la péter de hauteur.


Vendredi 14 novembre 2008. En train avec des insectes.

Grand ménage — malgré l'épaule : lessive, aspirateur, éradication au balai-brosse des moisissures entre les faïences de la salle de bains. Dans l'entrain de Muslimgauze revisité en Occupied Territories...

Déjeuner avec David qui part ensuite présenter notre département universitaire à une classe de lycée.
Au bureau et par ftp, nettoyage de hacking dans le domaine Berlol (pendant que le blog était indisponible, en quelques minutes, environ 80 documents ont été remplacés chacun par une copie dans laquelle on trouve des pubs, la taille des documents étant multipliée par trois ou quatre — sont vraiment cons, ces hackers qui travaillent pour la pub...). Globat encore en-dessous de tout, question sécurité. Et aussi désagréables qu'une porte de placard électrique.
Commande de livres à la date limite des budgets universitaires... (Surtout des études à trente euros et plus, des livres que je ne peux pas acheter avec mes revenus et qui, de ce fait, seront la propriété de l'université, et c'est très bien comme ça).

En train avec des insectes. Le voisinage post-exotique est patent. Cependant, les trames narratives et les contenus philosophiques sont clairs. Presque trop.

« Elle n'avait plus besoin des ailes qui traînaient sur ses pas, dans la poussière. Elle s'approcha du bord du trottoir, regarda autour d'elle et plongea dans les buissons. Là, elle s'accroupit et tendit la main derrière l'épaule pour attraper la racine de l'aile et tirer de toutes ses forces. Rien ne se passa. Elle était bien fixée. Marina essaya la même chose de l'autre côté, sans plus de résultat. Alors elle plissa le front et réfléchit.
— Eh oui, marmonna-t-elle en ouvrant son sac.
Une petite lime lui tomba aussitôt sous la main. Limer les ailes n'était pas douloureux, mais désagréable. Le plus irritant était le crissement aigu qui provoquait comme une douleur dentaire dans les omoplates. Finalement, les artefacts tombèrent à terre et il ne resta que des saillies dans le dos et deux trous dans la blouse. Marina rangea sa lime et un calme joyeux envahit son âme.» (Viktor Pelevine, La Vie des insectes, Paris : Éditions du Seuil, [1995] 1997, coll. Points n°412, p. 38)

En dînant, Odette Toulemonde (Éric-Emmanuel Schmitt, 2007). Gentil. Heureusement qu'il y a de bons acteurs. Sinon, franchement...


Samedi 15 novembre 2008. La fugue sans la botte.

Réveillé à 2h30, toute position devenue impossible, énervement. Épaule de merde. Vers 4h00, je parviens à empiler quelques coussins pour dormir à moitié assis sur le côté. Pas frais à 6h00 pour préparer le cours sur Dora Bruder, mais finalement, ça vaut mieux que de rester au lit.
Aujourd'hui, les supputations de Modiano sur les conditions de la fugue de Dora, et savoir si elle était consciente de l'étau (p. 57 & 59) qui se resserrait sur elle : l'internat catho d'un côté, l'internement nazi de l'autre. Puis l'épisode du Modiano de 18 ans qui va chercher la pension alimentaire chez son père en ménage avec une fausse Mylène Demongeot (p. 68-72) et qui se retrouve dans le panier à salade avec un père visiblement hostile et muet — tragi-comédie de l'incommunicabilité banale, alors qu'il a déjà commencé, en 1963, pour défendre la mémoire de ce même père, ce qui deviendra cinq ans plus tard La Place de l'étoile... On finira en grand écart avec l'évocation de l'Affiche rouge, pour les actions terroristes de la résistance, et du film Premier Rendez-vous (1941, Decoin), version joyeuse (p. 79) de la fugue sans la botte nazie.
Je vais en cours avec le bras en écharpe pour qu'il ne fatigue pas de son propre poids. Évidemment, tout le monde est très étonné, me demande ce qui m'est arrivé. Je dis que c'est l'âge...

Déjeuner au Saint-Martin avec Laurent, très content lui aussi de notre dîner de vendredi dernier (par ailleurs russophone et qui me dit que Pelevine avait été invité à l'université de Tokyo il y a trois ou quatre ans...), et Bill, qui revient enchanté d'une semaine aux Buttes Chaumont. Malgré la fatigue, je suis content de les voir et je fais honneur au poulet-frites, bien sûr. Mais je rentre pour une heure de sieste dont je sors à peine reposé et avec un bon mal de tête. Décidément...
J'acquiesce tout de même à l'idée d'aller voir un film à l'Institut, pour le premier jour des « Semaines des Cahiers du cinéma » : Avant que j'oublie (Jacques Nolot, 2007). Je ne peux qu'approuver ces bonnes critiques. C'est un film subjectif, sincère et cru sur la banalité du quotidien de quelqu'un dont la vie n'est pourtant pas banale du tout. Ou comment vieillit un gigolo homosexuel, écrivain et séropositif, avec la mort des proches, le souci permanent de l'argent et la peur de la trithérapie, ce qui donne une superbe aventure filmique, réussissant probablement même à décevoir tout voyeurisme (homophile comme homophobe). Retenir la leçon, c'est aussi comprendre que, marginaux dès l'enfance ou l'adolescence, Pierre et ses amis savent de toujours qu'ils n'auront aucune aide de la société, massivement hétérosexuelle, et qu'ils n'auront d'héritage qu'arrangé dans le dos de familles toujours dans leur bon droit à se dire spoliées.


Dimanche 16 novembre 2008. Nous ne voulons pas entrer dans le mouvement historique.

À écouter les infos françaises, je sens que le tout sauf Ségolène va se transformer au niveau national en tout sauf le PS. L'auront bien cherché.

Grâce à Didier da Silva, je découvre le site musical Shsk'h. Design impressionnant. Et surtout l'écoute extatique d'Etsuko Chida, koto et voix. Longtemps que je n'avais pas éprouvé si douce émotion musicale.

L'épaule m'a foutu la paix. Après deux jours d'inflammation, les compresses médicales apposées par T. et la limitation des mouvements, j'ai pu dormir bien et récupérer une grande partie de ma liberté de mouvement.
Pour parfaire notre tranquillité, T. appelle l'agent immobilier de Nagoya pour lui dire que nous n'irons pas ensemble visiter la maison que j'ai vue l'autre jour. Trop grande, trop chère. Et puis nous ne voulons pas entrer dans le mouvement historique qui consiste à profiter de la tendance baissière du marché pour tenter d'obliger une famille à vendre très en-dessous du prix qu'ils avaient établi. Indécence de la descente. Nous devons trouver ce qui nous convient, et pas en banlieue non plus, sous prétexte que c'est moins cher et qu'on peut aller à la fac en voiture. Je suis né au centre de Paris, T. au centre de Tokyo, nous sommes des citadins de capitales et n'avons aucun goût (ni aucun mépris — faut-il le préciser ?) pour l'habitat permanent en banlieue ou à la campagne.
Pour faire suite aux interprétations lacaniennes d'un problème au genou, il y a déjà deux ans, je me suis demandé quel pouvait être le sens d'une éventuelle somatisation de l'épaule. Je ne vois pas de jeu de mots viable avec les pôles. Mais en me tournant vers le contexte plutôt que vers le signifiant, j'aperçois, pendant le bain, qu'en effet sur une épaule on se repose, on s'appuie, on compte — et que vu le prix demandé pour cette maison, il ne vaut mieux pas trop compter sur moi...

Récupération du JLR1, sous Dotclear. Il suffisait de remplacer le fichier index piraté par une ancienne copie... Je me dépêche de recopier quatre mois de commentaires dans les mois statiques (avril à juin). Je pourrai peut-être finir demain. Après, si cette étape historique du blog disparaît, il n'y aura rien à en regretter. Mais s'il reste en place, c'est tant mieux. J'ai de toute façon fermé les commentaires. Faudrait que j'ajoute le JLR2 dans la blogroll...

Pour nous distraire en déjeunant (salade de tomates, asperges et concombres, tagliatelles au pesto), Darjeeling Limited (Wes Anderson, que nous connaissions déjà par La Vie aquatique).

Et pour le dîner — décidément une journée de potaches... — avons loué Intolerable Cruelty (Joel et Ethan Coen, 2003), qui illustre le comble du meilleur avocat de divorce : tomber amoureux... C'est surtout l'étonnante galerie de personnages qui est signée des frères Coen ! Pour le reste, c'est quand même moyen. Je retourne à mes insectes...

« Sam, demanda Natacha, tu as visité Rome, je le sais déjà. Es-tu allé en France ?
— J'y étais récemment, répondit Sam, en se serrant contre elle. Pourquoi ?
— Juste comme ça, fit Natacha en soupirant. Ma mère me parlait souvent de la France. Que faisais-tu là-bas ?
— Comme d'habitude : je suçais le sang.
— Non, pas dans ce sens. Tu y es simplement allé, comme ça ?
— Pas tout à fait. J'ai été invité par des amis, pour la fête annuelle de Proust, à Combray.
— C'est quoi cette fête ?
Sam se tut longtemps, et Natacha se dit qu'il n'avait pas envie de parler. Le moteur d'une vedette stridulait quelque part. [...] Sam se mit à parler sans se presser, d'une voix légèrement nasillarde :
— Imagine une petite église campagnarde, construite il y a près de cinq siècles, au porche orné de figures de rois chrétiens, rudement sculptées. Ils regardent une place aux marronniers dénudés, dont les branches, éclairées par quelques réverbères, brillent d'une lueur métallique. Sur les pavés du parvis apparaît un homme moustachu et solitaire qui ressemble à la cible d'un stand de tir dans un patelin de province, et il est difficile de dire ce qui se passe après, lorsque la force irrésistible du désir efface de la mémoire les souvenirs du vol et ne conserve que celui de brefs attouchements de pattes, errant au hasard, celui de la soie d'une écharpe fleurant l'eau de Cologne et la fumée de cigares, celui de la sensation rude...
— Sam, protesta Natacha. Que fais-tu ? On va nous voir...
— ... et presque offensante de la présence d'une autre peau à proximité de tes lèvres. La jouissance se renforce lorsque tu commences à distinguer, derrière les couvertures déchirées qui séparaient deux corps, le bruit sourd d'un courant de sang...
— Oh Sam, pas là...
— ... et ensuite les battements puissants du cœur comme des signaux envoyés de la planète Mars ou d'un autre monde, tout aussi inaccessible. Leur rythme dicte des mouvements tantôt passionnés et tantôt frivoles de ton corps, dont une longue saillie, plongée dans le labyrinthe tremblant de la chair d'autrui, concentre en elle toute ta conscience. Et soudain, tout s'achève, et tu navigues de nouveau par-dessus les vieux pavés de la rue...
— Sam...» (Viktor Pelevine, La Vie des insectes, p. 69-70)


Lundi 17 novembre 2008. Demain en montant sur la balance...

Attention, dans deux jours, ce blog aura cinq ans ! Préparez vos commentaires pour après-demain. Un petit haïku, une série de liens cadeaux, une bonne blague... Je vous laisse y réfléchir. Pour vous inspirer, revoyez les premiers billets !

Sortons à huit heures et pas seulement pour descendre le sac des poubelles. Aujourd'hui, ouvre la boulangerie Kayser de notre quartier !
Montez la moitié de la Kagurazaka, tournez à gauche dans Okubo-dori et avant le supermarché Kitchen Court, c'est là, sur votre gauche, après l'entrée du métro Ushigome-Kagurazaka. Il y a même un coin café salon de thé, déjà ouvert. Y achetons du pain à toaster, deux chaussons aux pommes, un croissant aux amandes et un pain aux raisins.

Matinée de travail. Pour le déjeuner, je prépare une omelette aux asperges et aux olives et il reste du jambon de Parme.
Plus tard, nous allons près de la gare de Tokyo, au Shin-Marunouchi Building (SMB) pour récupérer mon costume chez Batak. Essayage sans problème. Passons au Bic Camera de Yurakucho parce que T. a besoin de piles-boutons. (Passionnant !, diront certains).

Entre sorties et travail, je réussis à me servir un peu mieux de Facebook de sorte que des amis reçoivent une invitation à voir quelques photos... C'est un peu grâce à celles, superbes, que L. de Fukuoka a mises en ligne.
Rien d'autre que des enregistrements d'émissions de france Culture. j'ai tellement de retard ! Près de trois semaines... Objet de désir dans l'Atelier de création radiophonique du 9, Jeux d'épreuves du 1er et du 8, quelques Du jour au lendemain, quoique ce soit un peu le bazar dans les dates.
Et pour finir, je fais un poulet — entier, c'est rare — au romarin. Qui enchante T., même si je sais déjà qu'elle me le reprochera demain en montant sur la balance...


Mardi 18 novembre 2008. Versatilité sans horaire ni vergogne.

À peine assis dans le shinkansen, les yeux se ferment et je repars dans ma nuit. Ayant bien dormi depuis dimanche, c'est comme si mon métabolisme voulait continuer la récupération d'un mois de sommeils rognés. Une heure après, je peux quand même renfiler une peau d'insecte jusqu'à l'arrivée en gare de Nagoya, puis dans le métro...

« [...] une large banderole écarlate frappée d'une devise inscrite en blanc :
POUR UNE FOURMI, UNE AUTRE FOURMI EST UN SCARABÉE, UN GRILLON ET UNE LIBELLULE  ((Parodie d'un slogan de l'époque brejnévienne : « Pour un homme, un autre homme est un ami, un camarade et un frère.»))
Le théâtre était plein et il y régnait une atmosphère solennelle et festive. On percevait les sons un peu bizarres des instruments que l'on accorde. Les femmes des autres officiers jetaient au rideau de Marina des œillades appréciatives et elle comprit avec satisfaction que sa toilette ne le cédait en rien à celles de la plupart des autres spectatrices. Bien entendu, certaines étaient plus élégantes que la sienne. Ainsi, la femme d'un général portait un rideau de velours cramoisi orné de glands dorés, mais elle était vieille et ridée. Nikolaï présenta Marina à quelques amis, des commandants roux, comme lui. À leurs regards humides, chargés d'invites, elle comprit qu'elle avait fait sur eux une sérieuse impression.
Un général âgé, aux mandibules usées par le temps, s'arrêta près de Marina, la regardant avec bienveillance. Elle pensa donc qu'elle devait parler de culture avec lui.
— Aimez-vous les films français ? demanda-t-elle.
— Non, répondit le général avec une sécheresse toute militaire. Je n'aime pas les films français. J'aime l'œuvre du réalisateur Sergueï Soloviov, et spécialement la séquence où l'on frappe quelqu'un avec une brique sur la tête et qu'il tombe d'un tabouret.» (Viktor Pelevine, La Vie des insectes, p. 77)

Du réseau post-exotique se tisse : une brique comme au début de Songes de Mevlido, et un slogan qui ne déparerait pas dans les Slogans de Maria Soudaïeva...

Après les cours, je m'interroge ce que je pourrais faire de spécial pour les 5 ans du JLR... Au cœur du projet, ce serait la liste des ouvrage lus et cités, comme un bilan. Mais cela veut dire faire défiler les 1820 et quelques jours répartis dans les 60 pages mensuellesdu format permanent — juste pour relever des noms et des titres ! Et pour servir à quoi ? Puisque je ne pars pas... Il vaudrait mieux attendre que je sois à la retraite et que je fasse ça pour les 25 ans du JLR ! (Alors, ça fera 300 mois...)
Prudemment, je vais peut-être bien... ne rien faire. D'autant que ce serait du temps pris sur d'urgentes lectures qui déjà trop attendent. Les livres arrivés depuis des mois sont empilés en plusieurs points du bureau et me saluent de moins en moins poliment chaque fois que j'entre... D'ici à ce qu'ils se liguent contre moi ou se barricadent et mettent le feu, il n'y a pas loin. C'est qu'il y a de sacrées têtes brûlées, dans le lot !
Ça m'intéresserait aussi d'avoir un retour, quelques opinions et suggestions de la part de lecteurs chevronnés. Voire des critiques — toujours constructives, ajouterait Flaubert à son dictionnaire... —, sans que ça aille jusqu'aux bordées d'insultes, évidemment. Mais en fait, cinq ans d'expérience m'incitent à ne pas compter trop sur les lecteurs. À savoir que même satisfait, le lectorat tient à son anonymat et à sa volatilité, voire à sa versatilité sans horaire ni vergogne. C'est d'ailleurs ce que je revendique aussi dans mes tournées de blog. Et ce ne sont pas les classements à la louche de clics qui capteront la vraie satisfaction du littéréticulier.
Après tout, cette (fausse) liberté de mouvement webien, c'est une des dernières qui nous reste. Et même si nous savons qu'elle est fausse — en vrai, nous sommes surveillés et traqués pour nos permanents délits d'opinion et l'on viendra bientôt nous arrêter pour nous coller des arrachages de caténaires virtuels sur le dos.
Se rend-on compte que tout jeune qui passe ici, ou en quelques autres endroits du réseau, échappant aux filtres gouverne-mentaux pendant sa période de formatage sarkorthodoxe risque de choper de mauvaises idées littéraires, voire philosophiques ou politiques ? Qu'ensuite son entourage devra le lobotomiser en école de commerce ou lui laver le cerveau aux sites pornos pour en récupérer quelque chose de précaire-socialement viable ? S'en rend-on compte ?
Bah, je me donne le beau rôle ! Je me fais mousser ! Je m'attribue des vertus au-dessus de mes moyens !
(Mais si je ne le fais pas, qui le fera ? Et puis si ça me fait du bien, c'est une bonne façon de sortir d'un quinquennat — et sans plan pour la suite...)


Mercredi 19 novembre 2008. Cinq ans dans le PILF.

Programme du jour, vu du matin : un cours, une réunion et au sport.
Le même, vu du soir : le cours (de phonétique, on n'y coupe pas), exemption de réunion pour cause de préparation d'étudiantes à un prochain concours d'éloquence (deux heures), et, finalement, pas de sport parce que trop de corrections à rendre demain...

Ah, le Paysage Internet Littéraire Français ! Sûr que quand j'y suis entré, il n'était pas aussi développé. C'est même un euphémisme de le dire comme ça. On s'y toisait, au sens propre, tellement les limites en étaient vite atteintes.
Et maintenant, après un livre et un colloque à mon actif, après avoir blogué cinq ans dans le PILF, il faut reconnaître que tout a complètement changé (sauf moi, donc...) : passage de la page en html aux blogs à mise en page automatique, passage de la réaction par courriel au commentaire de bas de billet, passage de la liste de discussion à la liste d'amis FaceBook, passage des favoris chez soi aux boîtes Netvibes en ligne, passage du méga au téra, de la disquette à la clé USB, du CD gravé au MP3 récupéré, etc.
Après, il faudrait donner des noms (les évidents et les autres) et dire qu'untel est passé de ceci à cela, vers le haut ou vers le bas. Mais je m'y refuse, ce serait comme donner des prix, faire des évaluations de parcours, et ce n'est pas ma tasse de thé. Ou bien il faudrait faire une étude profonde, anthropologico-médiologique des contenus et des comportements des sites à vocation littéraire ; mais là, c'est minimum 500 pages et je préfèrerais être rémunéré et avoir deux gardes du corps...
Allons, dans vingt ans, je reprendrai ce rapport d'étape.

« Les anciens ne sont pas revenus sur le site. Ils sont restés chez eux. Ils ont pensé à autre chose. Ils ont poursuivi leur existence ailleurs. Ils ont dit la vie continue, ça ne s'arrête pas là, le service a été fermé mais heureusement y a pas mort d'homme. Quand les travaux de réhabilitation ont commencé, on leur a proposé de visiter mais rares sont ceux qui se sont manifestés. Avec le temps, forcément, y avait eu mort d'hommes. Mais aussi de la réticence. De la crainte. De l'émotion. Revenir là où on a travaillé pendant plusieurs décennies pour quoi faire. Pour voir quoi. Il n'y a rien à voir. C'est troué. C'est cassé. C'est bouleversé. C'est détruit. C'est creusé. C'est traumatisé. À quoi ça sert de venir. C'est ouvert ! C'est blessé. C'est plein de cicatrices. C'est bétonné, c'est transformé. C'est méconnaissable.» (Olivia Rosenthal, Viande froide [reportages], Paris : CentQuatre, 2008, p. 43 — Olivia qui me pardonnera, j'espère, de détourner encore un de ses textes...)

D'un Ce soir ou Jamais à l'autre, il y a parfois de fortes différences de qualité de débat. Non que pris séparément les invités ne diraient que des choses inintéressantes, mais ils n'arrivent pas toujours à vraiment parler ensemble, ce à quoi je suis sensible plus qu'à la validité des arguments. Sur ce plan, l'émission de lundi (sur les musées) était plutôt réussie alors que celle d'hier (sur l'actualité politique) le serait beaucoup moins — et pas seulement parce qu'il y avait un dirigeant de l'UMP...
D'ailleurs, le film Musée haut, musée bas (Jean-Michel Ribes) a plutôt l'air intéressant (dans son genre).

Je me demandais aussi pourquoi je n'écoutais plus Radio Nova ou Ouï FM... Parce que j'ai moins de temps ? Parce que je suis moins jeune ? Non. En fait, c'est parce qu'il faut ouvrir des fenêtres, des pop-ups, subir des assauts rouges et jaunes de pubs clignotantes et parfois braillantes, etc. Alors qu'avec la Radio France Toolbar (qui n'est pas du tout produite par le groupe Radio France), je peux écouter sans nuisances France Info et France Culture, sans compter des tas de radios nulles que je n'écoute jamais.
Alors je me suis pris par la main, suis allé sur le site de Ouï FM pour lire le code source du pop-up et essayer de copier-coller ce qui ressemblait à une adresse de source audio dans le menu de paramétrage de nouvelles radios de ladite barre. Et ça marche ! Idem pour Radio Nova. Et ça marche aussi !

Voilà, c'est toujours le même ramassis de quotidiennetés, avec des vrais morceaux de littérature dedans. Et vous en reprenez pour cinq ans !


Jeudi 20 novembre 2008. Chiffon jamais assez rouge.

La météo hésite entre beau temps et risque de neige, avec 10°C, voire moins. Alors, on fait quoi, nous, avec des classes dans lesquelles la moitié des étudiants éternuent et reniflent sans mouchoir ? Si propre, si hygiénique d'habitude, le Japonais enrhumé devient souvent un goujat racleur et lamentablement contagieux. C'est encore pire dans les transports en commun que dans les classes. Je connais des collègues qui distribuent les mouchoirs. Je pencherai plutôt pour les masques...
Sans parler de ceux (et celles) qui arrivent en classe et s'affalent carrément pour dormir une heure, sûr(e)s de leur bon droit après avoir répondu à l'appel. De temps en temps, et aujourd'hui, donc, je recadre en précisant que chaque étudiant choisit de venir, qu'un présent est un participant, et qu'en cas de note d'examen un peu inférieure à la moyenne, je ne peux aider que si le contrôle continu est positif.
Au séminaire de cinéma, on commence la comparaison de détails des films (Lady Oscar, Marie-Antoinette et La Marseillaise). Occasion aussi de former le regard à la construction de l'image, du cadre, du mouvement, du montage, etc. Avec tout le vocabulaire qui va avec.

En dînant, j'ai revu la Grande Librairie de jeudi dernier, avec Jean-Marie Blas de Roblès, Denis Podalydès, Michel Onfray et Marie Nimier (que j'avais déjà vue dimanche dernier avec T.), cette fois pour mieux écouter les portraits des invités. Mais aussi pour essayer de mieux comprendre l'énigme Busnel, ce qu'il y a de désagréable en lui — même en faisant d'immenses efforts de tolérance et d'objectivité.

Effacer une si belle bague !... Mais chez Rachida Dati, ce n'est pas la photo qu'il faut retoucher ; je crois que c'est dans le cerveau qu'il faudrait réviser des soudures, notamment dans les circuits qui relient communication, négociation et décision — et débrancher carrément le slot mépris.

Aux infos, bonne tenue de la grève. On voit et on entend que les journalistes ont (un peu) changé de bord. Il y a un an ou deux, on filmait volontiers les parents grincheux ou franchement hostiles au droit de grève, maintenant on montre plutôt ceux qui disent soutenir les grévistes même si c'est gênant. Les deux camps existent, bien évidemment, mais c'est le journaliste et sa rédaction qui choisissent de pousser tel ou tel curseur...
Un beau slogan aperçu dans la manif : « Tableau plus que noir ».
Invite à d'autres détournements, comme :

Chiffon jamais assez rouge
Livre désespérément blanc
Planète encore trop bleue

« Il plongea dans la porte et réapparut une minute plus tard avec une grande cornue remplie à ras bord d'un liquide rouge foncé et trois verres. Il posa le tout dans l'herbe, puis entreprit de faire le service.
— Qui est-ce ? demanda Arthur avec intérêt.
— Un cocktail, expliqua Archibald. Un Kazakh du groupe B et un ingénieur de Moscou, Rh –. À nos retrouvailles !
Il but une grande lampée. Arthur et Arnold l'imitèrent.
— Quelle merde ! cracha Arthur, avec une grimace. Excuse-moi, mais comment peux-tu boire cela, avec un agent conservateur ?
— Que faire d'autre ? soupira Archibald en écartant les bras. Sinon, cela tourne en un jour.
— Et tu vis tout le temps comme ça ? Quand as-tu bu du sang frais pour la dernière fois ?
— Hier. Cinquante grammes. Quand il y a beaucoup de clients, je me permets de prendre un petit coup.
— Tu parles ! Un seul petit verre, jeta dédaigneusement Arnold. Quelle sorte de moustique es-tu donc ? Que dirait ton père s'il te voyait ? » (Viktor Pelevine, La Vie des insectes, p. 96-97)


Vendredi 21 novembre 2008. D'étranges aéronefs traversent.

Le monde va mal, on le sait. Mais il y a tout de même de bonnes nouvelles. Par exemple, la décapilotade des sarkozartistes... Le fait même que L'Obs publie ce genre d'informations confirme le changement de bord dont je parlais hier.
Merci à Didier Jacob de faire son boulot et de donner les chiffres des ventes de l'édition automnale (c'est le genre de travail qu'on aurait attendu d'un Assouline à ses débuts dans le blog, maintenant c'est trop tard).

Je passe encore du temps à comprendre Facebook, comment améliorer mon profil, en faire quelque chose d'utile ; de la même façon qu'où d'abord l'œil ne voit rien, progressivement, il accommode et commence à distinguer — punaise ! — des motifs, des mouvements, des attraits.

Mon grand retour au centre de sport ! Avec vélo statique en compagnie de Pelevine, machines de maintien de la forme musculaire, plus aucun problème à l'épaule, puis bain chaud et sauna. Grande forme pour déjeuner avec David et le directeur de l'Alliance, JM, au Downey. On blague bien, quand on ne parle pas FLE, bien sûr.

Encore Pelevine dans le train ; ça va pas durer longtemps, ce livre...
Au début on croit que ce sont des nouvelles, et puis on voit des connexions diégétiques, des relations ténues se tresser entre espèces d'insectes. L'ensemble devient une architecture — une architexture — très aérée que d'étranges aéronefs traversent, agités par les mêmes questions que nous, l'amour, la mort, le sens de la vie, comment savoir et que comprendre à ça, l'existence...
Nikita et Maxime discutent en fumant de l'herbe, ça les aide à réfléchir. En y regardant bien, ils découvrent que les petits claquements secs que fait parfois le joint en se consumant résultent de la crémation de minuscules punaises de chanvre. Un dicton prétend même que quand les punaises s'enfuient de l'herbe, c'est que la police arrive. Nikita et Maxime marchent sur un chemin de campagne, s'aperçoivent qu'ils sont poursuivis par la police, s'enfuient dans une zone industrielle désaffectée, se réfugient dans un tube de béton quand soudain le vent souffle...

« En fait, ce n'était même plus la peine de réfléchir. Le vent souffla de nouveau, en apportant, cette fois, d'épaisses bouffées de fumée. Les deux amis se mirent à tousser. Maxime sentit une vague de chaleur brûlante et, par les fentes entre les planches, aperçut les reflets rouges d'un feu encore lointain.
[...] Et si le joint est court, pensa-t-il avec horreur, on peut le fumer en cinq bouffées... Dieu ! Si tu m'entends !
Il voulut se signer, mais ne put dégager ses mains coincées par le bris des caisses.
— Dieu ! Pourquoi cette punition ? chuchota-t-il.
Une voix tonitruante et en même temps cordiale sortit du trou par où était aspirée la fumée.
— Crois-tu que je te veuille du mal ?
— Non ! cria Maxime, en se pressant contre le béton pour se protéger de la chaleur brûlante qui l'enveloppait. Je ne le pense pas ! Dieu, pardonne-moi !
— Tu n'as commis aucune faute, tonna la voix. Pense à autre chose.» (Viktor Pelevine, La Vie des insectes, p. 119-120)

« Sam, protesta Natacha, ne me regarde pas. Mon mascara a coulé.
— Calme-toi. Tu dois boire quelque chose ou...
Il fourra deux doigts dans la poche de sa chemise et en sortit une longue papirossa avec une extrémité enroulée en forme de pointe de flèche. [...]
— Mais ça ne me fera pas de mal ? demanda Natacha.
— Ça te fera du bien, la rassura Sam en tirant une autre bouffée.
Comme pour confirmer ses paroles, la papirossa craque entre ses doigts et lâcha un filet de fumée long et étroit. Natacha prit la papirossa avec crainte, comme un fil électrique dénudé, et regarda Sam d'un air incrédule.
— J'ai peur, chuchota-t-elle, je n'ai jamais essayé.
— Crois-tu, demanda-t-il tendrement, que je te veuille du mal ?
Le visage de Natacha se déforma, et Sam comprit qu'elle allait encore pleurer.
— Tu n'as commis aucune faute, dit-il avec la même tendresse. Pense à autre chose.
Natacha ravala ses larmes, approcha la papirossa de ses lèvres et inhala la fumée. La papirossa craqua une fois de plus et lâcha, en sifflant, un filet bleuâtre.» (Ibid., p. 121-122)


Samedi 22 novembre 2008. Les insectes et les femmes hybrides.

« Quelques années après la guerre, d'autres archives des commissariats ont été détruites, comme les registres spéciaux ouverts en juin 1942, la semaine où ceux qui avaient été classés dans la catégorie « juifs » ont reçu leurs trois étoiles jaunes par personne, à partir de l'âge de six ans.» (Patrick Modiano, Dora Bruder, p. 76)

Relisant une fois encore cette phrase, je me dis que décidément on n'en sait bien peu sur les destructions de fichiers juifs après la guerre (j'ai cherché dans le web et n'ai trouvé que très peu de références). À la différence de pays occupés par l'URSS après la 2e Guerre mondiale et dont des archives ont pu disparaître du fait du libérateur, la France a gardé un gouvernement français après la libération. Ce qui veut dire que ce sont des Français qui ont sciemment, après la guerre, décidé de détruire certains documents...
Le cours est consacré aujourd'hui aux pages 81-86, l'arrestation d'Ernest Bruder, le père de Dora, puis un chapitre étrange où il est question pour partie de la Police aux questions juives, de ses commissaires dont on ne sait pas non plus tellement de choses, en fait, et qui se termine par l'énumération de sept débuts de lettres envoyées à la préfecture de police par des personnes recensées comme juives et qui demandent des nouvelles d'un des leurs, ou la libération d'un des leurs, arrêté par erreur ou inadvertance...
La question centrale, posée par l'un de mes étudiants, est : pourquoi Modiano nous propose-t-il cette énumération ?
La réponse est dans la disposition en vis-a-vis : d'un côté ceux qui organisent sciemment l'élimination des juifs, en avançant masqués et par étapes, au moins jusqu'en 42, et qui n'ont plus aucun sentiment d'humanité pour cette « race » qu'ils éliminent (c'est leur mot, pas le mien), de l'autre ceux qui, étant dans la barque, ne voient pas le but de la manœuvre et continuent à faire confiance, déféremment, à l'autorité publique du pays de la Révolution française et des Droits de l'homme, persuadés que c'est encore dans ce pays-là qu'ils sont...

« Monsieur le Préfet de Police
J'ai l'honneur de solliciter de votre haute bienveillance et de votre générosité les renseignements concernant ma fille, [...] » (Ibid., p. 85)

Déjeuner au Saint-Martin. Qui innove : la maison propose maintenant un steack-frites et une cuisse de poulet  farcie aux cèpes, tagliatelles en sauce. Et Yukie nous offre le beaujolais nouveau, qui n'est pas mauvais. Pendant que nous attendons la commande, elle nous présente un beau catalogue, pensant que l'artiste, Nishio Yasuyuki, m'intéresserait. Et ça ne rate pas : que ce soit par les séries de sculptures ou de peintures dans lesquelles le gigantisme godzillien rencontre le bondage manga, par les sculptures d'apparences organiques et surtout par les insectes et les femmes hybrides.

Pendant qu'on allait au restaurant, notre voisin du 2e m'a appelé (celui qui occupe notre précédent appartement), pour me dire que ce matin, juste après mon départ pour l'Institut (9h50) et juste au moment de sa sortie (10h00), des policiers dans deux voitures dont une banalisée ainsi que des policiers à vélo se sont arrêtés devant l'immeuble d'à côté, celui qui est occupé par des expatriés français friqués, et y sont entrés... On ne sait pas la suite. Mais comme il disait, si cela n'avait été qu'un petit problème, on ne serait pas venu faire un contrôle ou une arrestation à huit ou dix. Le mystère reste entier...

Film à l'Institut : Actrices, de Valérie Bruni-Tedeschi (2007). C'est bien mais en même temps c'est un peu pénible. Je veux dire que le fim est bon mais que je n'ai aucune affinité (ou très peu) avec son sujet et son monde. Les théâtreux m'ont toujours paru à la fois fascinants, pour ce qu'ils arrivent à produire avec leur voix et leur corps, et pitoyables pour ce qu'on perçoit ou ce qu'ils veulent bien montrer de leur vie personnelle ou intime. Et comment s'empêcher de faire un lien entre les deux ? Le procès intenté à soi-même (via la mère) est méritoire, courageux, Diderot et son Paradoxe paraissent même en retrait de ce que dévoile VBT du jeu d'âme, mais je pense tout de même que d'autres choix de vie se présentaient au personnage depuis son adolescence. Pathétiquement, elle a le courage de montrer qu'elle vit dans l'illusion d'une abnégation qui la mènerait « à la gloire et aux honneurs », comme elle dit, alors qu'aucun fan ni aucun journaliste ne l'attend jamais à la sortie des Amandiers...

Enregistrement de la série de trois Surpris par la nuit intitulée En marchant en écrivant, avec notamment Patrick Modiano, Eugène Savitzkaya, Philippe Vasset, et al. Je les écouterai... en marchant. Puis je commence la récupération des Vagues, adaptation de Virginia Woolf. Un boulot d'enregistrement et de copier-coller de séquences puisque chaque émission est diffusée en avance sur son horaire et qu'il faut aller en chercher le début dans l'À Voix nue du même jour...


Dimanche 23 novembre 2008. Tout simplement être honnête ?

Large et grasse matinée. Aux infos, la folie totale au PS, le Parti Spectre, ou Parti Schizophrène, ou Pénible Suffrage... Ceci dit, ce n'est que la matérialisation — enfin — du schisme révélé par la campagne présidentielle et traîné jusque-là par un appareil qui essayait de cacher sa dichotomie. Mais quelle honte pour tous, ces erreurs de comptage. Ne pourrait-on tout simplement être honnête ?
Je sors dans le beau soleil, jusqu'à Hanamasa, pour acheter des tomates, de la mozzarella, des anchois et des côtes de porc. Beaucoup d'agitation devant l'Institut. Mais on laisse tomber le Festival France Glamour (rien que le nom). Et par ailleurs, c'est trop loin et je suis trop fatigué pour aller à Tsukuba où je pourrais pourtant voir et écouter Franck Villain, Pierre Ouellet ou Michaël Ferrier au Colloque sur Les liens du peu.
En revanche, je continue l'enregistrement des Vagues de Virginia Woolf, l'ajout de photos de 2002 dans un album public de Facebook (les membres le trouveront) et je commence la lecture de Jules Verne en japonais (une méthode comme une autre).
Pour ce qui est des voisins d'en face, rien de notable sinon qu'il n'y a eu aucune lumière dans un des appartements depuis deux jours. Comme c'est un week-end de trois jours, lundi étant férié, le jour des travailleurs, il faut attendre...

Achats de livres :

  • L'Avant-scène Cinéma, n° 383-384: « La Marseillaise, Jean Renoir », juillet-août 1989, 189 p., 3050 ¥.
  • Jyuugoshounen hyouryuuki [littéralement : Journal de dérive de 15 garçons, traduction de Jules Verne : Deux Ans de vacances], traduit par Nasu Tatsuzou, Tokyo : Aoitori Bunko, 1990, rééd. 2005, 329 p., 720 ¥.
  • Michelin Guide, Tokyo 2009 [version japonaise], 496 p., 2300 ¥. (Nota bene : Kyoto fait bande à part...)

Ai téléphoné à mon père. Il a retrouvé sa voix, presque complètement perdue depuis l'hiver dernier, les hospitalisations et la paralysie des cordes vocales. C'en était devenu difficile pour se téléphoner et je réduisais son temps de parole en lui posant des questions auxquelles il pouvait répondre simplement. Et la lenteur de sa voix faisait un peu peur, comme si ça venait aussi du cerveau, craignait-on.
Maintenant que la voix se forme naturellement, la vitesse revient et ça rassure. Il fait de la rééducation avec une orthophoniste pour qu'à nouveau les cordes vibrent et se touchent.
Il pouvait aller à Londres quatre jours avec son club local de peinture mais je lui ai déconseillé le climat londonien en ce moment. Vaudrait mieux programmer Lisbonne ou Séville, pour ce qui est de l'Europe.
Sans compter les risques de passer la nuit à la patinoire du coin, déconseillé aux convalescents.




Lundi 24 novembre 2008. Qui ne croît point dans le pays.

Lundi férié et entièrement pluvieux. Ma seule sortie, pour voir Un Conte de Noël d'Arnaud Desplechin, tombe à l'eau : l'Institut est investi par une cohorte de cinéphiles et toutes les places sont déjà prises (j'aurais dû venir plus tôt).
On a quand même vu Elle boit pas, elle fume pas, elle drague pas mais... elle cause (Michel Audiard, 1969), via Wizzgo, qui doit d'ailleurs interrompre ses copies de TF1, France 2 et 3 — et fermer l'accès des expatriés à la TNT (les Français hors de France, comme on les appelle, qui ne paient pas la redevance, ne peuvent pas signer la pétition, n'ont en fait aucun mot à dire dans cette histoire).
J'avais dû voir ce film à la télé dans les années 70 mais n'en avais plus aucun souvenir. Je le découvre donc, comme T., avec une curiosité amusée pour les décors, les abords de Paris en grande transformation, les allusions littéraires, l'argument emprunté à l'effective affaire des ballets roses, l'homophobie dans les médias, les allusions aux boys-scouts, la parodie critique du capitalisme (l'argent du chantage circule en circuit fermé, bientôt remplacé par du papier, et provoque une hécatombe), la prestation d'Anicée Alvina en mineure vulgaire et enceinte d'un quinqua. Comme si Audiard faisait une revue de l'évolution des mœurs dont les médias refusent de parler après 68 tandis que l'information circule par une femme de ménage. En fait, la circulation de l'argent et celle de l'information sont concurrentes et inversement proportionnelles l'une à l'autre.
C'est au moins aussi comique que le suspense de l'actuel Drôles de dames au PS...

« Mais qui regarde ce monde étonnant qui se renouvelle sans cesse ? demanda la voix, derrière le paravent. Qui est ce spectateur dans les sentiments duquel nous plongeons ? L'auteur lui-même ? Ou l'un de ses héros habituels : ce garçon qui recevra dans sa main, quelques dizaines de pages plus tard, la crosse froide d'un Browning ? Le thème de l'enfant tueur est l'un des principaux de l'œuvre de Gaïdar. Souvenons-nous de son École et de ce coup de feu de Mauser dans la forêt que nous avons l'impression d'entendre à chaque page et qui constitue la clé de l'intrigue. Et même dans ses derniers livres, comme Notes du front, cette ligne surgit régulièrement.
[...] Dans ce sens, Serioja Chtcherbatchev (tel est le nom du petit tambour) atteint sans aucun effort l'état d'esprit dont rêvait désespérément Rodion Raskolnikov. On peut dire du héros de Gaïdar que c'est un Raskolnikov qui va jusqu'au bout, sans avoir peur de rien, car sa jeunesse et l'unicité de sa perception de la vie lui rendent difficile d'imaginer que l'on puisse craindre quelque chose.» (Viktor Pelevine, La Vie des insectes, p. 127-128)

La parodie de critique littéraire et le thème des enfants tueurs font également penser à Volodine (Lisbonne, dernière marge et Songes de Mevlido, par exemple) sans que l'on puisse en déduire un emprunt direct de l'un à l'autre ou l'inverse. Comme pour les autres ressemblances entre ces deux auteurs. Soit ils puisent tous deux à une autre source littéraire (unique ou multiple), soit c'est un autre cas de co-référence culturelle attestant d'une existence en quelque sorte virtuelle, ou spectrale, du post-exotisme, que Volodine aurait nommée et matérialisée en affirmant d'emblée son aspect multi-auctorial dans le champ francophone.
Ce qui nous ramène au sens premier du mot exotique : « Qui ne croît point dans le pays.» (Dict. Acad., 4e édition, 1762)


Mardi 25 novembre 2008. Les courges dorment bien la nuit.

Quand je me lève à 6h30, les nuages se déchirent. Il fera beau.
Insectes dans le train (le moustique plaque la mouche après l'avoir sucée, le cafard sort de terre et se rase la moustache, la fourmi accouche et mange quelques œufs pour survivre).
Deux cours comme lettres à la poste et une séance de soutien pour nos deux finalistes du concours d'éloquence (qui aura lieu samedi à la MFJ).

« Je pense, dit l'un des coléoptères, qu'il n'y a rien de plus élevé que notre solitude.
— Mis à part les eucalyptus, dit le second.
— Et les platanes, ajouta le premier, après un moment de réflexion.
— Et encore l'arbre à chicle qui pousse dans la partie sud-est du Yucatán.
— Sans aucun doute, acquiesça le premier, mais cette souche pourrie dans la clairière voisine n'est certainement pas plus élevée que notre solitude.
— C'est exact, confirma le second.
Les coléoptères rouges fixèrent de nouveau l'horizon, l'air pensif.
— Qu'y a-t-il de nouveau dans tes rêves ? demanda le premier au bout de quelques minutes.
— Bien des choses. Aujourd'hui, par exemple, j'ai remarqué un monde lointain et très bizarre, d'où quelqu'un nous a également aperçus.
— Vraiment ?
— Oui, répondit le second. Mais celui qui nous a vus nous a pris pour deux lampes rouges au sommet de la montagne qui se trouve près de la mer.
— Et que faisions-nous dans ton rêve ?
Le second entretint une pause dramatique.
— Nous luisions, expliqua-t-il avec la solennité d'un Indien, jusqu'à ce qu'on coupe l'électricité.
— Oui, reconnut le premier, notre âme est réellement irréprochable.» (Viktor Pelevine, La Vie des insectes, p. 136-137)

Laissez tomber Aubry mal élue (défaut de légitimité qui sera le talon d'Achille du PS), laissez tomber la bague regrettée de Dati et filez voir le 20 Heures en grève de France 2. Surtout le débat entre Noël Mamère et Frédéric Lefèbvre. Regardez la tête glauque de ce dernier, son total manque de charisme — sans parler de ses arguments faisandés. Jamais vu un porte-parole aussi peiné par le poids de sa tâche ! Faut dire qu'entre Pujadas et Mamère, il est assez difficile d'en place une et d'avoir raison — surtout quand on a tort. Lefèbvre incarne l'antithèse de l'enthousiasme niais de Christine Albanel, mais au fond ils se complètent. Ils forment la paire de courges, les Laurel et Hardy dont Sarkozy a besoin pour qu'aucune réponse valable ne soit apportée aux arguments contre la réforme et qu'aucun non-dit sur la main-mise étatique ne soit proféré.
Mais je me demande si les courges dorment bien la nuit.

Si vous préférez des débats où l'on se respecte, où des choses sont quand même dites sur le fond, il y a les deux Ce soir ou Jamais que je rattrape ce soir, et qui, quoi que très différents l'un de l'autre, apportent  tout de même, enfin, quelques nourritures intellectuelles (du 20 novembre sur les 100 plus beaux films et sur les mouvements sociaux — la meilleure part, et du 24 novembre sur les comédies musicales).


Mercredi 26 novembre 2008. Jeunes paysans hagards en caleçon long.

Enfin Courir en pédalant !

D'abord, cours de lecture sur les nombres, cette fois pour exprimer les surfaces, les volumes et quelques calculs attenants. Soit un local de 20 mètres sur 8 de large et 7 de haut à repeindre, combien je dois acheter de pots de peinture vendus pour 40 m² chacun ? Ensuite, si on remplit d'eau le même local et que le robinet débite 15 litres à la minute, ça va prendre combien de temps ? Autant de petits problèmes (j'en aurai des plus balèzes pour la semaine prochaine) qui ramènent les étudiants au bon temps du collège — je vois des visages absolument ahuris de voir ça comme contenu du cours — mais qui constituent d'excellentes matrices d'expression et d'organisation logique. Au passage : aucun étudiant japonais ne pratique le calcul mental.
C'est donc après ça que je suis allé illico au sport, sur mon vélo statique où j'ai ouvert mon Échenoz à la page 7 pour découvrir que les Allemands sont entrés en Moravie — un excellent début, franc du collier, certes un peu dur pour les Allemands d'aujourd'hui, mais bon, les plus intelligents comprendront.

Plus tard, comme je m'ennuyais un peu dans une réunion après avoir concocté trois problèmes de calcul (savoir ce que rapportera un immeuble vendu à la découpe, évaluer le nombre de réfugiés que pourra accueillir un complexe sportif après un tremblement de terre, compter ce que rapportera à un best-seller chaque page écrite de sa main en fonction du temps qu'il y a passé), j'ai redonné de la voix aux insectes, un livre plus petit, plus discret. Et là, entre les motions à voter à bras levé, la fourmi nouvelle-née a refusé le destin d'accordéoniste que lui traçait sa mère impotente pour se chrysalider et avoir une vie de mouche, la salope — c'est la mère qui parle. Pelevine m'a fait trouver le temps court.

« Entretenue par des organisations de jeunesse aussitôt créées, la propagande s'exerce également fort dans les écoles et dans les universités. L'une des premières initiatives de l'occupant est de monter pour les jeunes gens des manifestations sportives, athlétisme et jeux collectifs, et là encore c'est assez obligatoire.
La première course à laquelle participe Émile est donc un cross-country de neuf kilomètres mis au point par la Wehrmacht à Brno et qui va opposer une sélection allemande athlétique, élancée, arrogante, impeccablement équipée, tous pareils dans le genre übermensch, à une bande de Tchèques faméliques et dépenaillés, jeunes paysans hagards en caleçon long ou vagues footballeurs amateurs mal rasés. Émile ne participe pas de gaieté de cœur mais c'est un garçon consciencieux, il s'y met, il donne ce qu'il peut.» (Jean Échenoz, Courir, Paris : Minuit, 2008, p. 16)


Jeudi 27 novembre 2008. La jouvencelle est prise en sandwich.

Rien à dire sur mes trois cours, sinon qu'on a décortiqué les premières minutes de Marie-Antoinette (de Sofia Coppola) et que ça serait presque plus un travail pictural que cinématographique. Mais bon, il y a quand même 24 images par seconde... Le premier plan-séquence, très court, en pré-générique, montre une aristo détendue, allongée, satinée dans la lumière, la tête sur la gauche tandis qu'à droite une servante dans l'ombre lui fait les pieds, sans piper. Énorme gâteau blanc et rose en premier plan en bas à gauche et au fond en écho, sur une console, cinq ou six autres gâteaux mêmement pastel et tentateurs. On dirait que la jouvencelle est prise en sandwich par les douceurs, aplatie. Cadrage impeccable, tout est dit d'avance, elle ne sortira pas de ce destin.
Après le générique, sur fond très anachronique de Gang of Four (Natural's not in It, 1979), tout de même, c'est une image dans le sens inverse, toute en profondeur. Au premier plan, moitié basse de l'image, la même jeune femme se réveillant, la tête du côté droit, et dans la moitié haute de l'image le fond de la pièce, flou, soudain éclairé parce que quelqu'un a tiré les rideaux, voyez comme c'est grand chez moi. La pièce commence : c'est le jour où on lui annonce qu'elle part.

« [...] No escape from society
Natural is not in it
Your relations are of power
We all have good intentions
But all with strings attached [...] »
(Extrait des paroles de Natural's not in It ; à noter une bonne reprise de 2005 sous le titre Ladytron Remodel)

Pour me changer les idées, voir autre chose que mes préparations de cours pour la semaine prochaine et les actualités Netvibes et Facebook, je sors un dévédé pas encore visionné. Ce sera The Hunger (Les Prédateurs, Tony Scott, 1983), avec Catherine Deneuve, David Bowie et Susan Sarandon. Une histoire de vampire égyptien, qui finit mal. Vous connaissez une histoire de vampire qui finit bien ? En tout cas, ça commence avec une bonne partie de l'inoubliable tube de Bauhaus, Bela Lugosi's Dead (ici avec le bon son, ici en concert). Les amateurs de sonorités plus classiques trouveront aussi une très belle inclusion narrative de Lakmé (Léo Delibes, 1883) pendant que les deux dames s'attouchent.

Via Netvibes, tout de même, j'ai des nouvelles d'Agamben. Je ne lis qu'une infime partie de tout ce qu'il écrit mais suis surtout sensible au fil rouge de la biopolitique. Depuis des années.
Puis en dînant — pas de place pour la lecture, aujourd'hui — c'est le débat « assez obligatoire », comme dit Échenoz, sur la précarité dans Ce soir ou Jamais d'hier, où je m'indigne des indécents propos de Sabine Herold qui veut désaisir l'État et revenir à la charité publique. Heureusement, ça finit avec Jun Miyake.

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Giorgio Agamben : "Je travaille toujours dans l'urgence, mais très lentement"

« Giorgio Agamben est sans doute aujourd'hui l'un des penseurs les plus lus au monde. Son oeuvre foisonnante traite à la fois de linguistique et de philosophie politique. On le connaît surtout pour ses analyses subtiles et féroces de ce que Michel Foucault appelait le "biopouvoir", c'est-à-dire la manière dont le pouvoir s'insinue dans les corps pour s'emparer de la vie même de ceux qu'il gouverne. Agamben entend lui résister.
Où vit le philosophe ? Insaisissable, il habite un lieu qui n'est ni une tour d'ivoire ni un plateau de talk-show. Ce lieu d'entre-deux est aussi une durée, déstabilisant nos habitudes : "Je travaille toujours dans l'urgence, mais très lentement", confie-t-il. Pas question, pour Agamben, de jouer l'universitaire débordé, courant les colloques en une vie nomade qu'il juge surtout "clownesque". Il oscille donc entre quelques lieux choisis, généralement deux (en ce moment Paris et Venise), et quiconque veut le rencontrer doit accepter l'incertitude d'un temps qu'il refuse d'"employer" - on y reviendra.
Au Quartier latin, le petit appartement dans lequel le philosophe reçoit est presque dépouillé de tout livre. Né en 1942, Agamben est un homme de bibliothèques, et la succession de celles-ci dessine un itinéraire intellectuel. Il y eut celle du séminaire de Heidegger au Thor, en Provence, qu'il fréquenta avec René Char et Jean Beaufret entre 1966 et 1968 ; il y eut la Bibliothèque nationale de Paris, où il travaillait voici vingt ans à l'édition des oeuvres de Walter Benjamin ; il y a, aujourd'hui, les rayons de théologie où il puise la matière de son prochain livre.
Affable, discret, Agamben accueille donc son visiteur dans un Paris qui n'existe plus. Un Paris de bohème, qui n'est que la réplique affaiblie de sa jeunesse romaine. Dans les années 1960, en effet, il fut, avec Pasolini, Moravia et Elsa Morante, de cette petite société littéraire qui, dit-il, "bougeait dans Rome" : ne surtout pas travailler, ne jamais rester inactifs. De cette vie antérieure, les écrans de cinéma conservent le fantôme : une apparition à 22 ans, dans L'Evangile selon saint Matthieu de Pasolini, sous les traits de l'apôtre Philippe.
Cette vie n'est plus car Rome, comme Paris, a accompli l'idéal de tout gouvernement : elle est la ville où rien, désormais, ne peut arriver. Aussi Agamben se vit-il comme le philosophe de l'extinction des villes, qui furent pour Walter Benjamin les lieux de tous les possibles. Et Venise ? Venise est morte depuis si longtemps qu'on ne peut même plus dire qu'elle est une cité embaumée : c'est la ville des spectres, qui surgissent à tout moment et se manifestent "par des bruits étranges". Venise et Paris, donc, comme les deux polarités d'un champ d'opposition entre lesquelles il faut chercher un "seuil d'indistinction" : c'est ainsi que pense Agamben, et cette image du seuil, qui n'est pas une borne mais "le lieu où les charges des polarités contraires se neutralisent, centre vide qui pourtant fait marcher la machine", est l'une des plus insistantes chez lui.
Venise, Paris, mais pas New York : Giorgio Agamben ne répond plus aux invitations nombreuses des universités américaines, car il refuse de se soumettre aux contrôles biométriques. C'est qu'à certains moments, dit-il, "on a honte d'être un homme". Lui qui ne se vit pas comme un intellectuel engagé et se prétend incapable d'établir une stratégie d'exposition publique écrit pourtant des tribunes dans les journaux — et encore récemment, dans Libération, pour dénoncer l'extension abusive de la notion de terrorisme dans l'affaire du sabotage des lignes de TGV.
Dans tous les cas, il s'agit pour lui de contrer cet "état d'exception" qui est toujours le paradigme de la souveraineté, c'est-à-dire l'essence même du pouvoir en tant que tel, et d'aller le traquer jusque dans les replis obscurs des pratiques démocratiques. Si bien qu'à ses yeux, il n'y a pas vraiment de différence fondamentale entre Auschwitz et Guantanamo.
Cette apparente indifférence à l'histoire des hommes a pu choquer : on accusa le philosophe heideggerien de se payer de mots et d'éloigner dangereusement la pensée du réel. Et de fait, lorsqu'il envisage l'intervention de l'intellectuel comme la profération d'"une parole vraie au moment juste", Agamben adopte la posture un peu hautaine d'un philosophe indifférent aux sciences sociales.
Reste qu'il délivre d'une autre manière, inattendue et biaisée, quelque chose comme une leçon d'histoire. "C'est l'urgence du présent qui m'oblige, note-t-il, et comme il n'y a pas d'autres voies d'accès au présent que l'archéologie, mes livres sont l'ombre portée que mon interrogation sur notre temps projette sur le passé." Ainsi comprend-on la manière dont Agamben accepte de laisser dévier le cours de sa pensée, quand surgissent de nouveaux objets philosophiques, projetés par la brusquerie de l'événement.
Le philosophe ne dit rien de lui, et ne cesse pourtant de s'expliquer. Il le fait dans ses petits livres d'intervention, secs et élégants, qu'il égrène comme autant de jalons d'une conversation éclipsée, un peu à la manière dont Michel Foucault reliait entre eux des livres complexes et ambigus en une parole enveloppante, plus tard figée dans ses Dits et écrits. Le dernier opuscule d'Agamben traduit en français cette année, Qu'est-ce que le contemporain ? (Rivages poche/Petite bibliothèque, 64 p., 5 €), propose ainsi de définir la contemporanéité comme "cette singulière relation avec son propre temps auquel on adhère tout en prenant ses distances".
En ce sens, l'homme qui se laisse aveugler par les lumières du siècle n'est pas plus contemporain que celui qui s'enferme dans une chambre obscure. Car il faut regarder en face les ténèbres d'aujourd'hui et reconnaître "dans l'obscurité du présent cette lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas". Ici se trouve sans doute le travail de l'histoire, puisqu'une autre manière de dire cet éclat paradoxal est de le décrire comme un froissement du temps, "et seul celui qui perçoit dans les choses les plus modernes et les plus récentes les indices ou la signature de l'archaïsme peut être un contemporain".
Si le passé se dérobe, la méthode qu'utilise Agamben pour le mettre à jour avance elle-même masquée : dans Signatura rerum. Sur la méthode (Vrin, 138 p., 10 €), où il s'explique notamment sur les concepts de paradigme, d'archéologie et de signature, Agamben théorise après coup sa pratique philosophique en interprétant la méthode d'autres penseurs - à commencer par Foucault. Il le fait en s'arrêtant sur leurs ratés ou leurs non-dits qui sont, selon lui, "autant de places vides laissées par l'auteur dans son texte et qui permettent à son lecteur de s'y installer". Et Carl Schmitt, philosophe de la théologie politique et juriste nazi, contre lequel Agamben adosse l'argumentation de tant de ses livres ? Lui est différent, car il cache ses non-dits : "C'est un adversaire qu'il s'agit de démasquer."
Chez Agamben, ce dévoilement est l'une des clefs de la démarche archéologique, qui est aussi l'art de se ménager des surprises. Son dernier ouvrage, Le Règne et la gloire, entreprend de dévoiler le principe de notre temps, ce point obscur qui nous aveugle, et qui est le triomphe d'un ancien pouvoir d'acclamation dans l'actuelle société du spectacle. Ce texte l'a obligé à travailler une matière aride : la théologie. Telles sont les bifurcations inattendues de la recherche, qu'il faut accepter avec entrain, même si elles retardent l'accomplissement d'un projet intellectuel. "Car en même temps, c'est un bonheur ; écrire serait si triste si l'on ne déviait jamais de son plan", note le philosophe.
La gloire, telle qu'Agamben la définit, est le dispositif par lequel le pouvoir s'empare et capture la forme véritable de cette pratique humaine qu'est le "désoeuvrement" (inoperosità, que la langue italienne ne confond pas avec l'oisiveté). Et nous voici revenus au mode de vie si singulier d'un philosophe qui se rêve en écrivain, prête l'oreille aux spectres de Venise et aux fantômes pasoliniens, mais ne se console pas de la disparition des bohèmes. Car le désoeuvrement est une catégorie éminemment politique et, parce qu'elle est politique, indissociablement poétique : elle consiste à chercher ce qu'il peut encore y avoir d'ingouvernable dans notre temps afin de s'y installer temporairement. Non pas pour inventer un autre monde - il n'y en a pas d'autre que le nôtre - mais pour en expérimenter d'autres usages, à la manière des poètes qui ne cherchent pas à forger une nouvelle langue mais "désoeuvrent" la langue commune, pour en rendre inopérantes toutes les fonctions communicatives. Ce n'est pas à proprement parler un travail, mais une activité, et des plus difficiles. Toujours dans l'urgence. Mais très lentement.»
(Patrick Boucheron, in Le Monde du 27 novembre 2008)

Et ci-dessous, toujours pour archive, l'article d'Agamben (traduit par Martin Rueff) dans Libération le 19 novembre, intitulé :

Terrorisme ou tragi-comédie

« À l’aube du 11 novembre, 150 policiers, dont la plupart appartenaient aux brigades antiterroristes, ont encerclé un village de 350 habitants sur le plateau de Millevaches avant de pénétrer dans une ferme pour arrêter 9 jeunes gens (qui avaient repris l’épicerie et essayé de ranimer la vie culturelle du village). Quatre jours plus tard, les 9 personnes interpellées ont été déférées devant un juge antiterroriste et
«accusées d’association de malfaiteurs à visée terroriste». Les journaux rapportent que le ministre de l’Intérieur et le chef de l’Etat «ont félicité la police et la gendarmerie pour leur diligence». Tout est en ordre en apparence. Mais essayons d’examiner de plus près les faits et de cerner les raisons et les résultats de cette «diligence».
Les raisons d’abord : les jeunes gens qui ont été interpellés «étaient suivis par la police en raison de leur appartenance à l’ultra-gauche et à la mouvance anarcho autonome». Comme le précise l’entourage de la ministre de l’Intérieur, «ils tiennent des discours très radicaux et ont des liens avec des groupes étrangers». Mais il y a plus : certains des interpellés «participaient de façon régulière à des manifestations politiques», et, par exemple, «aux cortèges contre le fichier Edvige et contre le renforcement des mesures sur l’immigration». Une appartenance politique (c’est le seul sens possible de monstruosités linguistiques comme «mouvance anarcho autonome»), l’exercice actif des libertés politiques, la tenue de discours radicaux suffisent donc pour mettre en marche la Sous direction antiterroriste de la police (Sdat) et la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). Or, qui possède un minimum de conscience politique ne peut que partager l’inquiétude de ces jeunes gens face aux dégradations de la démocratie qu’entraînent le fichier Edvige, les dispositifs biométriques et le durcissement de règles sur l’immigration.
Quant aux résultats, on s’attendrait à ce que les enquêteurs aient retrouvé dans la ferme de Millevaches des armes, des explosifs, et des cocktails Molotov. Tant s’en faut. Les policiers de la Sdat sont tombés sur «des documents précisant les heures de passage des trains, commune par commune, avec horaire de départ et d’arrivée dans les gares». En bon français : un horaire de la SNCF. Mais ils ont aussi séquestré du «matériel d’escalade». En bon français : une échelle, comme celles qu’on trouve dans n’importe quelle maison de campagne.
Il est donc temps d’en venir aux personnes des interpellés et, surtout, au chef présumé de cette bande terroriste, «un leader de 33 ans issu d’un milieu aisé et parisien, vivant grâce aux subsides de ses parents». Il s’agit de Julien Coupat, un jeune philosophe qui a animé naguère, avec quelques-uns de ses amis, Tiqqun, une revue responsable d’analyses politiques sans doute discutables, mais qui compte aujourd’hui encore parmi les plus intelligentes de cette période. J’ai connu Julien Coupat à cette époque et je lui garde, d’un point de vue intellectuel, une estime durable.
Passons donc à l’examen du seul fait concret de toute cette histoire. L’activité des interpellés serait à mettre en liaison avec les actes de malveillance contre la SNCF qui ont causé le 8 novembre le retard de certains TGV sur la ligne Paris-Lille. Ces dispositifs, si l’on en croit les déclarations de la police et des agents de la SNCF eux-mêmes, ne peuvent en aucun cas provoquer des dommages aux personnes : ils peuvent tout au plus, en entravant l’alimentation des pantographes des trains, causer le retard de ces derniers. En Italie, les trains sont très souvent en retard, mais personne n’a encore songé à accuser de terrorisme la société nationale des chemins de fer. Il s’agit de délits mineurs même si personne n’entend les cautionner. Le 13 novembre, un communiqué de la police affirmait avec prudence qu’il y a peut-être «des auteurs des dégradations parmi les gardés a vue, mais qu’il n’est pas possible d’imputer une action à tel ou tel d’entre eux».
La seule conclusion possible de cette ténébreuse affaire est que ceux qui s’engagent activement aujourd’hui contre la façon (discutable au demeurant) dont on gère les problèmes sociaux et économiques sont considérés ipso facto comme des terroristes en puissance, quand bien même aucun acte ne justifierait cette accusation. Il faut avoir le courage de dire avec clarté qu’aujourd’hui, dans de nombreux pays européens (en particulier en France et en Italie), on a introduit des lois et des mesures de police qu’on aurait autrefois jugées barbares et antidémocratiques et qui n’ont rien à envier à celles qui étaient en vigueur en Italie pendant le fascisme. L’une de ces mesures est celle qui autorise la détention en garde à vue pour une durée de quatre-vingt-seize heures d’un groupe de jeunes imprudents peut-être, mais auxquels «il n’est pas possible d’imputer une action». Une autre tout aussi grave est l’adoption de lois qui introduisent des délits d’association dont la formulation est laissée intentionnellement dans le vague et qui permettent de classer comme «à visée» ou «à vocation terroriste» des actes politiques qu’on n’avait jamais considérés jusque-là comme destinés à produire la terreur.»


Vendredi 28 novembre 2008. En aiguisant leurs angles.

Échenozatopekons ! Quelle foulée, quelle envolée ! J'ai eu beau me dire que le sujet est banal, bateau ou basé sur une simple vie d'athlète, quand je reprends mon pédalage, après les étirements obligatoires, je rouvre Courir et j'y plonge, j'y cours en épousant toutes les inflexions de la piste textuelle et tout à coup... mes trente minutes sont passées. Je comprends alors que ce qu'Échenoz écrit du style de Zatopek est aussi une mise en abyme de ce qu'on a pu un temps lui reprocher à lui, Échenoz... Mais voilà, lui aussi, il gagne, et c'est autre chose que du pognon.

Déjeuner avec David (en retard) et notre chef. Des petits soucis administratifs auxquels on survivra, je pense. De retour au bureau, visite annuelle d'une représentante d'un éditeur, c'est le moment de faire le point sur toute l'actualité Volodine depuis un an : les deux Lutz Bassmann, mes acquisitions de volumes Denoël, de l'ensemble des publications de Manuela Draeger et Elli Kronauer.

Retour en train, d'abord pour assister à la fin des insectes. Puis Courir, encore — au point qu'arrivé à Tokyo, je croyais que c'était Shinagawa et ne suis même pas prêt à descendre, c'est bien la première fois en huit ans ! En plus, je suis déjà en retard, je dois rejoindre T. et une amie de l'Institut pour dîner italien à Ginza.

« À ce moment, il sentit que sa propre paume l'attrapait par l'épaule gauche.
En fait, la paume appartenait à son poursuivant, mais, en même temps, il avait l'impression qu'il saisissait quelqu'un par l'épaule gauche. Et ce quelqu'un, c'était aussi lui-même. Mitia hurla de terreur et frappa maladroitement de son poing le visage aux yeux fermés qui n'exprimait rien. Il ressentit aussitôt un coup oblique sur sa pommette. Lentement et de manière un peu caricaturale, dans l'esprit des horreurs américaines aseptisées, le cadavre leva les bras et enroula ses doigts autour de la gorge de Mitia qui sentit ses mains étrangler quelqu'un. Il serra de toutes ses forces, et comprit qu'il allait étouffer très vite, alors il se retint quelque peu et il put à nouveau respirer. Lorsqu'il retira ses mains, il sentit que les doigts sur sa gorge se desserraient en même temps. [...] » (Viktor Pelevine, La Vie des insectes, p. 176-177)

« Mais quand un seul individu paraît derrière la pancarte Czechoslovakia, seul et seulement vêtu d'un short et d'un haut de survêtement délavé, le stade entier s'effondre de rire. Tout le monde se lève pour mieux voir ça. Les envoyés spéciaux tirent leur calepin de leur poche et se lèchent les lèvres en fourbissant leurs adjectifs pour bien noter la scène, les reporters d'actualités et les cameramen la filment et la photographient avec bonheur en aiguisant leurs angles.» (Jean Échenoz, Courir, p. 43)

En aiguisant leurs angles... Quelle justesse d'expression !
Et la mise en abyme ?
En voilà de la bonne ou je ne m'y connais pas... :

« Cette façon de s'entraîner lui permet d'épuiser ses adversaires par un grand nombre de sprints intercalés, tout en gardant des forces pour le final qui est toujours d'une violence extrême. Son allure en course se modifie constamment, tout en tempos rompus, subtils changements de vitesse dont se plaignent amèrement ceux qui lui courent après. Car non seulement il leur est presque impossible de suivre sans se dérégler la petite foulée courte, heurtée, inégale et saccadée qu'Émile tricote, non seulement ces variations de rythmes incessantes leur compliquent affreusement la vie, non seulement cette allure bizarre et fatiguée, montée sur des gestes roidis d'automate, les décourage car elle les trompe, mais son perpétuel dodelinement de la tête et le moulin permanent de ses bras, par surcroît, leur donne le vertige.
Jamais, jamais rien comme les autres, même si c'est un type comme tout le monde.» (Ibid., p. 52-53)


Samedi 29 novembre 2008. Comme si le froid était une arme de guerre.

Ayant constaté qu'il arrivait (momentanément ?) dans une impasse, Modiano décide de percer une ouverture par le haut, le ciel. On ne peut certes savoir ce qu'a fait et vécu Dora pendant ces quatre mois de décembre 41 à avril 42, alors intéressons-nous au temps qu'il a fait, à ces intempéries que tout le monde a subies. Il avait déjà rappelé que ce fut un des plus rudes hivers, comme si le froid était une arme de guerre. Et puisque ça vient du ciel, associons-y les bombardements. Ça ne sera pas féérique comme chez Céline, juste le lyrique de l'énumération.

« Le seul moyen de ne pas perdre Dora Bruder au cours de cette période, ce serait de rapporter les changements du temps. La neige était tombée pour la première fois le 4 novembre 1941. L'hiver avait commencé par un froid vif, le 22 décembre. Le 29 décembre, la température avait encore baissé et les carreaux des fenêtres étaient couverts d'une légère couche de glace. À partir du 13 janvier, le froid était devenu sibérien. L'eau gelait. Cela avait duré environ quatre semaines. Le 12 février, il y avait un peu de soleil, comme une annonce timide du printemps. Une couche de neige, devenue noirâtre sous les piétinements des passants, et qui se transformait en boue, recouvrait les trottoirs. C'est le soir de ce 12 février que mon père fut embarqué par les policiers des Questions juives. Le 22 février, la neige était tombée de nouveau. Le 25 février, la neige tombait encore, plus abondante. Le 3 mars, après neuf heures du soir, le premier bombardement de la banlieue. À Paris, les vitres tremblaient. Le 13 mars, les sirènes s'étaient déclenchées en plein jour, pour une alerte. Les voyageurs du métro étaient restés immobilisés pendant deux heures. On les avait fait descendre dans le tunnel. Une autre alerte, le soir à dix heures. Le 15 mars, il y a eu un beau soleil. Le 28 mars, vers dix heures du soir, un bombardement lointain a duré jusqu'à minuit. Le 2 avril, une alerte, vers quatre heures du matin, et un bombardement violent jusqu'à six heures. de nouveau un bombardement à partir de onze heures du soir. Le 4 avril, les bourgeons avaient éclaté aux branches des marronniers. Le 5 avril, vers le soir, un orage de printemps est passé avec de la grêle, puis il y a eu un arc-en-ciel. N'oublie pas : demain après-midi, rendez-vous à la terrasse des Gobelins.» (Patrick Modiano, Dora Bruder, p. 89-90)

Il est à noter que le bombardement du 3 mars n'a pas brisé le vase de Sèvres... Constatant cette association subreptice des météores et des engins explosifs britanniques, nous ne pouvons qu'interpréter ces derniers dans le sens de la venue du printemps, symboliquement : la libération. Or ce 3 mars est également la date des premiers signes d'affaiblissement des armées allemandes sur le front de l'est, autant dire le point de bascule. Les bombes, même destructrices de vies innocentes et anonymes, deviennent alors des « bourgeons » et l'orage est l'annonce d'un arc-en-ciel, sans doute celui de la résistance si l'on juge que le message qui suit provient de l'un de ses réseaux qui, eux aussi, fleurissent.
Ces clairs symboles seront repris dans les pages suivantes avec le thème de la foudre tuant au hasard. D'abord éclair du flash photographique, qui fixe « ces secondes [...] devenues une éternité » (92), celles de Dora avec sa mère et sa grand-mère, puis éclairs de guerre, qui tuent des écrivains — Modiano prend l'exemple de gens qui faisaient « le même métier » que lui : Friedo Lampe (92-94), Felix Hartlaub (94-95), Roger Gilbert-Lecomte (95-98), avant de revenir plus près de lui — dans le même appartement — aux cas d'Albert Sciaky et de Maurice Sachs (98-99 et à suivre).
Association, coordination, glissement, une impeccable stratégie littéraire.

Rapide déjeuner au Saint-Martin pour aller ensuite, T. et moi, à la Maison franco-japonaise où se déroule l'épreuve finale du concours d'éloquence française des 150 ans de relations diplomatiques franco-japonaises, que deux de mes étudiantes passent (sur 17 finalistes nationales). Peu de candidats farfelus, parfois des contresens lors des questions qui suivent les discours, des questions incomprises ou mal posées par le jury, mais dans l'ensemble un excellent niveau. En tout, près de trois heures qui, au lieu d'être un pénible tunnel dont on n'attend que la sortie, amusent et instruisent car après tout, ces prouesses orales et communicationnelles ne sont que les fruits de notre travail. Et comme une de mes étudiantes obtient un troisième prix et que notre université est citée, nous sommes dans nos petits souliers. Il faut tout de même que je fasse des photos, m'avisé-je...
Cerise sur le gâteau, cela me donne l'occasion de rencontrer Marc Humbert, le nouveau directeur français de la Maison, lors du cocktail qui suit la remise des prix.
Après quoi, T. et moi, dînons légèrement au Chinois Club, achetons des confitures au Seijo Ishii de la gare d'Ebisu et rentrons — une longue journée, quand même, d'où le retard.


Dimanche 30 novembre 2008. Un antimoteur à deux temps.

Journée toute centrée sur deux œuvres qui occuperont longtemps l'esprit. D'une part le film Sans Toit ni loi (Agnès Varda, 1985) à l'Institut, d'autre part et en deux temps la fin de Courir, au bain le matin et au lit le soir. À quoi vient s'adjoindre le premier épisode de Lagardère (H. Helman, 2003, sur TV5, un des derniers rôles de Ticky Holgado).
Sans Toit ni loi, c'est, avec Cléo de 5 à 7, le film de Varda que je préfère. J'ai dû le voir à sa sortie ou au maximum en 86, en tout cas tout près de l'époque de ma maîtrise puisque je me souvenais qu'il était dédié à Nathalie Sarraute (ma maîtrise portait à la fois sur Sarraute et Gracq, alors vivants tous les deux et peu considérés comme comparables...). En revanche, j'avais totalement oublié, et je trouve que c'est grave de ma part, que la jeune fille est montrée morte dans un fossé dès le début, et que tout le film n'est que la reconstruction des dernières semaines, par témoignages de celles et ceux qui l'ont croisée et imagination de l'enquêtrice sur le plausible — en creux donc, ce qui est précisément la méthode de Modiano dans Dora Bruder.
Le film est sans concession, le pathos réglé au minimum et tout le monde est pris en faute. Mona, bien sûr, qui refuse suicidairement d'envisager une quelconque prévision ou construction (ne voulant rien devant elle, les lois de la nature la conduisent à la mort), mais aussi toutes celles et ceux (bourgeois, scientifique, philosophe, ouvrier, paysan, commerçant, etc.) qui, pour des raisons chaque fois spécifiques, l'aident ou la repoussent, parfois l'autre après l'un. Et même Varda est fautive, ajouterai-je, puisqu'elle ne nous donne pas les clés de ce comportement : les déceptions, ruptures et traumatismes qui ont amené cette bachelière à partir sur les routes (mais c'est le parti-pris du film, Varda ne le sait pas). Le thème était nouveau dans les années 80, il reste mal cerné plus de vingt ans après, surtout si l'on considère qu'indigence et déréliction ne sont pas la même chose mais qu'elles constituent le principe d'un antimoteur à deux temps — que l'on se demande bien comment arrêter. Comme dit le philosophe-fromager : ce n'est pas l'errance, c'est l'erreur.

Échenozatopekons ! Échenozatopekons ! Échenozatopekons ! Vous avez essayé ? Dites-le trois fois, ça fait locomotive. Dites-le dix fois, ça déraille. D'ailleurs, le livre finit dans les conséquences du printemps de Prague...

« Au point que son patronyme devient aux yeux du monde l'incarnation de la puissance et de la rapidité, ce nom s'est engagé dans la petite armée des synonymes de la vitesse. Ce nom de Zatopek qui n'était rien, qui n'était rien qu'un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette d'huile Émile est fournie avec le moteur Zatopek.» (Jean Échenoz, Courir, p. 93)

Et puis nous avons reçu de notre agent immobilier à Nagoya une nouvelle annonce de maison à vendre, cette fois dans nos prix. Quelques recherches supplémentaires par le réseau pour vérifier l'âge et la solidité des matériaux, si la zone est inondable et où sont les supermarchés, etc. C'est plutôt satisfaisant. Je n'ai plus qu'à prendre mon vélo mercredi pour aller voir ça de plus près.


© Berlol, 2008.